La vaccination en des temps de défiance
Pr Philippe Sansonetti
A partir du 1er janvier 2018, onze vaccins seront obligatoires au lieu de trois selon la loi voulue par Agnès Buzyn, Ministre de la Santé. Mise en place pour lutter contre la recrudescence de certaines maladies, cette décision fait cependant l’objet d’une défiance de la part des Français de plus en plus forte. Le Pr Philippe Sansonetti, Chaire de Microbiologie et maladies infectieuses, nous livre ici son analyse de ce phénomène de défiance vis-à-vis des vaccins et lance son cri d’alerte.
Depuis quelques années, l’adhésion très large au principe de la vaccination universelle qui avait prévalu au siècle précédent, particulièrement le consensus sur les vaccinations de la prime-enfance, semble se fissurer. On a longtemps fait l’autruche, fait semblant de ne pas voir ni entendre, de peur sans doute d’avoir à affronter une réalité encore confuse. Il faut pourtant se rendre à l’évidence : le « en me protégeant je te protège » ne semble plus aller de soi, un comble pour la génération d’après-guerre qui a vu fondre, sous l’effet des vaccins, les maladies infectieuses de l’enfance.
Le risque oublié, serait-ce le « chacun pour soi » qui prendrait le dessus ? Ou les faits seraient-ils plus complexes ? La vaccination, fait médico-scientifique, devient fait sociologique. Plusieurs événements illustrent cette transition qu’il est vital de comprendre afin d’agir de façon pertinente dans l’intérêt de la santé de tous. J’en sélectionnerai cinq :
Le fiasco de l’opération de vaccination généralisée de la population lors de la pandémie de grippe A/H1N1 à l’automne 2009. Ceux qui ont inventé le concept « d’épidémiologie digitale », prenant le pouls de la population par l’analyse des requêtes sur les moteurs de recherche et des échanges sur les réseaux sociaux, ont très vite pu prédire la faible adhésion à l’initiative des autorités. Une adhésion qui s’éroda plus encore au fur et à mesure que remontaient des informations montrant que la pandémie n’avait pas la dramatique gravité alors attendue : le concept d’une pandémie grippale « bénigne » n’était clairement pas le scénario privilégié par les autorités sanitaires. Dans cette brèche s’engouffra le libre-arbitre de citoyens soumis à une surinformation dissonante. Ils optèrent en grande majorité contre la vaccination de masse. Une révolte ? Non, une révolution sociologique : la vaccination devenait une science humaine et sociale autant qu’une science biomédicale soudain désacralisée. Des autorités défiées, des experts ignorés, qu’y avait-il soudain de « pourri » dans le royaume de la santé publique ? Etait-ce circonstanciel ou étions-nous en présence d’une tendance plus profonde ?
L’épidémie de rougeole survenue en France de 2008 à 2015. L’élimination de la rougeole est une tâche exigeante car c’est une infection très contagieuse. Son taux de reproduction (R0), c’est-à-dire le nombre d’individus que va contaminer un patient appelé « cas index », est de 15 à 20, alors que le R0 de la grippe est de 2… La couverture vaccinale nécessaire pour maintenir l’élimination de la rougeole est donc élevée, elle se calcule : 1-1/R0 = 95% pour la primo-vaccination (80% pour le rappel). La résurgence de la rougeole est donc un marqueur très sensible et impitoyable d’un fléchissement de la couverture vaccinale. 24 000 cas selon Santé Publique France, plus d’un millier d’hospitalisations en unités de soins intensifs pour des complications pulmonaires ou des encéphalites et dix décès… dont on n’a d’ailleurs peu parlé alors que ces drames individuels nous confrontent brutalement avec ce qu’était le monde d’avant les vaccins. Non, la rougeole n’est pas toujours une maladie bénigne, elle justifie la prévention au même titre que les autres infections infantiles soumises à vaccination. Ces dix décès correspondaient à des nourrissons de moins d’un an, pas encore vaccinés, et à des enfants et jeunes adultes immunodéprimés pour des motifs thérapeutiques et ne pouvant recevoir le vaccin. Ces données rappellent les deux vertus fondamentales des vaccins : la protection individuelle et collective. Vacciner ses enfants c’est donc les protéger individuellement, mais c’est aussi protéger les plus faibles de la collectivité. Il y a donc en cela une double dimension médicale, individuelle et collective, qui touche au civisme, donc aux fondements moraux de notre société, de notre « vivre ensemble » comme on dit volontiers aujourd’hui.
L’apparition au grand jour de l’absurde dichotomie « vaccins obligatoires – vaccins conseillés ». Cette séquelle administrative, qui passait jusqu’alors inaperçue, s’avère, en ces temps de doute, avoir un effet nocif à plusieurs niveaux. Elle tend en effet à accréditer l’idée d’une vaccination à deux vitesses : des vaccins « obligatoires », donc importants, indispensables, et des vaccins « conseillés », donc moins importants, voire dispensables. Cette dichotomie alimente le doute des parents, complique la tâche pédagogique des médecins et encourage le thème du « complot industriel ». Elle offre un boulevard aux activistes anti-vaccins qui attisent le doute légitimement généré chez les parents par cette confusion reconnue mais jamais abordée de front.
Qu’en est-il au fond ? Aujourd’hui, les vaccins conseillés ne sont pas moins importants que les trois vaccins obligatoires. Certes la diphtérie, le tétanos et la poliomyélite demeurent une menace, mais pas plus en fait que nombre de maladies contre lesquelles nous pouvons désormais protéger. La coqueluche, la méningite à Haemophilus influenzae qui tue ou laisse des séquelles sensorielles et auditives terribles, la méningite ou la pneumonie à pneumocoque aux complications potentiellement extrêmement sévères, l’hépatite B, la rougeole, etc… ces maladies contre lesquelles sont progressivement apparus des vaccins efficaces et de mieux en mieux tolérés valent tout autant notre attention. Il est urgent de lever cette ambiguïté et d’expliquer que le monde a changé et que l’offre de protection s’est considérablement enrichie.
Les vaccins HPV et le vaccin anti-grippe ou les limites de la perception d’utilité en santé publique. Les nouveaux vaccins contre les virus HPV oncogènes ont été mal compris car sans doute mal expliqués. Le vaccin anti-HPV doit protéger contre le cancer du col utérin. C’est un outil complémentaire « innovant » du suivi gynécologique qui devrait permettre d’approcher l’élimination de ce cancer viro-induit, sexuellement transmis, qui demeure très prévalent chez la femme. Ce vaccin n’a été compris que sous l’angle de la protection individuelle alors que son ambition, jusqu’au bout de laquelle on n’est pas allé, peut être l’éradication des sérotypes viraux oncogènes les plus fréquents. Ceci à une condition : vacciner les jeunes filles avant l’âge des rapports sexuels ET les garçons, permettant ainsi d’interrompre le cycle infectieux en ne laissant pas de réservoir. Ici encore apparaît ce hiatus de compréhension entre la notion de protection individuelle et de protection collective, voire d’éradication. L’échec (provisoire ?) en France de la vaccination HPV, si l’on met de côté de mensongères campagnes de dénigrement par les activistes anti-vaccins qui ont trouvé un argument facile dans son isolement par rapport au calendrier vaccinal de la prime-enfance, est avant tout un échec collectif de communication sur les enjeux de santé publique.
La vaccination antigrippale souffre des mêmes maux : une perception d’efficacité insuffisante qui n’est pas injustifiée, particulièrement chez les personnes âgées, et une mauvaise perception des bénéfices de ce vaccin dans sa capacité à casser la transmission du virus, à défaut de totalement protéger, permettant ainsi de créer une bulle de protection des plus vulnérables.
La statistique qui tue… Une étude internationale récente menée par les chercheurs du « Vaccine confidence project » de la London School of Hygiene and Tropical Medicine a montré des chiffres alarmants quant à la confiance des populations, particulièrement des Français dont 41% pensent que les vaccins ne sont pas sûrs, 17% doutant de leur efficacité et 12% jugeant inutiles les vaccins de la prime-enfance. On n’hésite plus à parler de défiance, d’hésitation vaccinale, des mots jadis tabous. On amplifie même de façon irréfléchie le poids des mots et des chiffres. On parle déjà de la moitié des Français hostiles aux vaccins… La désinvolture à manier ces chiffres si sensibles et de signification si complexe est inquiétante car elle tend à faire considérer comme irréversible un phénomène que contredit largement le taux global encore élevé de couverture vaccinale en France avec les exceptions dont nous avons parlé. Le rôle des médecins dans ce maintien est vital mais tout ne peut reposer sur eux. La vaccination universelle reste un modèle reposant sur un consensus citoyen, dans une perspective individuelle autant que collective. La frange de population qui doute doit être correctement informée des tenants et aboutissants de la vaccination ou de la non-vaccination. La tâche pédagogique est immense, d’autant plus qu’elle a été négligée tant dans les études médicales et l’enseignement des personnels de santé en général, que dans l’information de la population. L’idée de vaccination universelle était acquise, elle l’est moins aujourd’hui et l’on vient brutalement de s’en apercevoir.
On ose espérer que l’on n’est pas entré, dans le domaine de la santé publique, dans cette civilisation « post-raison » et qu’il reste place pour le bon sens et la science fondée sur des faits prouvés. L’obligation vaccinale qui s’appliquera en janvier 2018 et récemment annoncée par la ministre de la santé Agnès Buzyn, est sans doute une étape incontournable, comme préconisée par la Concertation Citoyenne, une étape nécessaire, on espère temporaire, en attendant la remise à jour vitale des Français et de leurs soignants sur la vaccination. Au-delà de cette mesure, il est donc essentiel aujourd’hui de mettre en place une pédagogie répondant à la sociologie du XXIe siècle, et non du XXe siècle, pour réinstaller un consensus citoyen éclairé. Faut-il sinon de nouveau subir les maladies infectieuses d’hier pour redécouvrir les vertus des vaccins ?
Dr Philippe Sansonetti
Professeur au Collège de France
Professeur à l’Institut Pasteur