Pouvoir lettré, pouvoir politique : qui sont les élites ?
Créée en 2017 par la volonté de M. Lucio Toscano, la bourse Anna Caroppo – Fondation du Collège de France entend accompagner de jeunes et talentueuses chercheuses en leur permettant de poursuivre, pendant une année, leur formation par la recherche au sein des équipes et des laboratoires du Collège de France. Elle perpétue ainsi le souvenir de la mère de notre généreux donateur, Anna Caroppo, qui a dû, dans l’Italie du début du XXe siècle, sacrifier sa carrière scientifique par manque de moyens et de reconnaissance du travail des femmes à l’époque. Rencontre croisée avec Hengying Rong, première lauréate de cette bourse, et le professeur Anne Cheng, Chaire d’Histoire intellectuelle de la Chine, qui a soutenu sa candidature.
Vous avez 26 ans et vous êtes née en Chine, à Shanghai, où vous avez suivi une licence de français avant d’intégrer l’ENS en 2012 en philosophie. Pouvez-vous m’expliquer vos choix de parcours ?
Hengying Rong : L’histoire commence à l’âge de 11 ans : après un concours, j’ai intégré un collège-lycée connu à Shanghai où j’ai pu choisir ma première langue étrangère. J’ai choisi le français car pour moi, mais aussi pour mes parents, c’est une langue qui représente un tel niveau de raffinement et de culture ! J’ai ensuite réussi un autre concours qui m’a permis d’intégrer directement le SISU (Shanghai International Studies University) en licence de français. Au cours de ma licence, j’ai été sélectionnée par un programme du gouvernement chinois pour venir étudier un an à l’IEP de Grenoble. J’y ai découvert les sciences politiques et, surtout, la philosophie politique.
Deux de mes amies avaient réussi le concours de l’ENS et m’encourageaient à le présenter en Lettres. Je me suis dit qu’il me faudrait une seconde vie, mais j’ai essayé, et je l’ai eu ! J’ai donc intégré l’ENS dans la sélection internationale en philosophie : j’ai beaucoup de plaisir à lire Montaigne, Pascal, Raymond Aron ou encore Pierre Manent que j’ai découvert pendant mon année de préparation au concours. J’ai d’ailleurs fait mon mémoire sous sa direction sur la réception de Léo Strauss en Chine avec une approche transculturelle des questions de philosophie politique.
Après l’ENS, vous avez décidé de vous tourner vers la recherche. Comment vous est venu ce choix ? Pourquoi avez-vous fait le choix de la recherche en France ?
HR : Je dirais que c’est ma formation à l’ENS et en parallèle mes séminaires à l’EHESS qui m’ont disposée à m’engager dans cette voie. Mais ce sont aussi mes parents qui m’ont inculqué le goût des études, de la réflexion critique et de la curiosité. Le choix de la France, c’est parce que la sinologie française est mondialement reconnue et que les enseignants-chercheurs que j’ai pu rencontrer ici sont éminents, bienveillants et attentifs à mon projet de recherche – que ce soit à l’IEP de Grenoble, à l’ENS, à l’EHESS ou à Paris VII. C’est cet environnement intellectuel extraordinaire qui me plaît.
Parlez-moi de votre rencontre avec le Pr Anne Cheng qui vous accompagne aujourd’hui ?
HR : J’ai lu l’Histoire de la pensée chinoise de Mme Cheng quand j’étais en Chine, un ouvrage très instructif que j’ai beaucoup apprécié, et quand j’ai commencé ma scolarité à l’ENS, j’ai également commencé à suivre les séminaires de Joël Thoraval auxquels participait Mme Cheng. A la fin, nous avons fait un tour de table où chaque participant a exposé ses centres d’intérêt. Puis à la sortie, je crois que j’ai demandé à prendre un café avec vous, Mme Cheng…
Pr Anne Cheng : Oui, j’ai vu Hengying apparaître dans mon champ de vision alors que je traversais l’un des moments les plus stressants de ma vie. Je crois que je venais tout juste de commencer à enseigner au Collège de France, et c’est une telle pression qui vous arrive dessus ! C’est au milieu de tout cela qu’est apparue Hengying : avec Joël Thoraval, un excellent sinologue, collègue et ami proche aujourd’hui disparu, nous faisions ce séminaire à l’EHESS et nous avions ce que nous appelions « l’annexe », c’est-à-dire le café d’à côté où nous continuions le séminaire de manière moins formelle avec le groupe d’étudiants qui nous suivaient. Hengying a vraiment assisté à tous nos séminaires, c’était une participante assidue et très active ! Et elle l’est de plus en plus maintenant qu’elle est ATER auprès de ma Chaire.
Votre thèse s’intitule Etude sur l’écriture comme acte politique chez Ouyang Xiu (1007-1072). Pouvoirs lettrés sous les Song du Nord (960-1127). Pouvez-vous nous expliquer votre sujet en quelques mots ?
HR : Mon travail vise à aborder la figure d’Ouyang Xiu, célèbre lettré-fonctionnaire sous les Song du Nord, par l’étude de la session 1057 du concours de doctorat qu’il a supervisé au niveau métropolitain (NDLR : concours de recrutement des hauts fonctionnaires sous la Chine impériale qui se déroule en trois étapes : préfectoral, métropolitain et au niveau du palais). Ces concours, qui disparaissent en 1905 juste avant l’effondrement du système impérial, ont près de 1300 ans d’histoire et le XIe siècle a été un moment crucial dans leur institutionnalisation. La session 1057 est, à bien des égards, encore plus particulière. Ouyang Xiu a tout d’abord entrepris, à sa propre initiative, d’en changer l’énoncé en imposant son idéal d’écriture : une manière claire, simple et méthodique en opposition au style bizarre, extraordinaire et volontairement archaïque alors en vogue. Face à ce changement, les recalés à l’examen ont fait une émeute, en écrivant une « eulogie » à Ouyang Xiu. L’histoire est assez délicieuse et à la fois très violente à cause de cette tension sociale.
Mais cette session reste légendaire car elle compte parmi ses lauréats ceux qui deviendront les plus grands penseurs de l’histoire de la Chine. C’est à l’image de la promotion de Sartre : tout le monde est là ! Nous sommes au croisement de l’histoire intellectuelle et politique du pays car elle marque le début de carrière de grands fonctionnaires qui ont marqué durablement la vie politique, littéraire, philosophique et sociale de la dynastie, et au-delà. C’est toute une génération qui a été marquée par cette session supervisée par Ouyang Xiu ! A travers cette étude de cas, je cherche ainsi à mieux saisir l’implication réciproque des pratiques lettrées et des enjeux de pouvoir au XIe siècle chinois. En parlant d’écriture comme acte politique, je cherche à identifier l’influence tout aussi bien morale qu’artistique ou politique des productions lettrées dans un contexte historique qui nous oblige à revoir les catégories descriptives qui prévalent dans notre modernité.
Pourquoi vous intéressez-vous à ce sujet de thèse ?
HR : D’abord pour l’importance et la pérennité du système de ces examens tout au long de l’histoire de la Chine impériale. Il n’a été aboli qu’en 1905, quelques années seulement avant l’effondrement du régime impérial et l’instauration de la République chinoise par Sun Yat-sen. C’est dire combien ces examens ont été le pilier de la Chine impériale. C’est peut-être pour cela qu’un style peut s’imposer à travers une seule session d’examen. Cela donne beaucoup de pouvoir aux examinateurs. Il y a aussi une dimension personnelle dans mon intérêt. Les concours ont marqué mon parcours et c’est un vécu que j’aimerais appréhender en prenant un peu de distance. On dispose notamment de lettres des lauréats témoignant de leur état d’esprit pendant le concours et leurs compositions figurent dans des recueils littéraires ; c’est très intéressant ! Ensuite, cet idéal d’écriture prôné par Ouyang Xiu présente un réel intérêt à mes yeux. En tant que chercheur littéraire, je consacre beaucoup de temps à la lecture et à l’écriture. Il est important pour une jeune chercheuse comme moi de se fixer les critères du style d’écriture et de ne pas se perdre dans des jargons. Enfin, je me pose la question du pouvoir lettré. Il est connu que la Chine ancienne a été gouvernée par les lettrés confucéens. En réalité, comme l’a montré le chercheur américain Charles Hartman, ce mythe repose sur la période qu’a connue Ouyang Xiu. Le XIe siècle correspond à un âge d’or du pouvoir lettré que la postérité ne cesse d’aspirer à retrouver. C’est un moment clé pour comprendre cet aspect.
Selon vous, quels sont les enjeux contemporains soulevés par votre thèse ?
HR : A mon sens, l’enjeu est double. D’abord, c’est un système appliqué en France : concours d’entrée à l’ENS, dans les grandes écoles, l’agrégation, concours de la fonction publique… Je pense que l’histoire des examens mandarinaux peut nous éclairer pour comprendre les qualités et les défauts d’un tel dispositif, surtout avec le XIe siècle qui représente un moment crucial. Cette session porte vraiment l’idéal de la méritocratie. En second lieu, les discussions autour de l’élite abondent de nos jours, notamment avec l’élection de Donald Trump. Nous assistons à une véritable « crise des élites », tant en France qu’en Chine où le leadership méritocratique est au cœur des débats. A vrai dire, nous n’aimons plus les élites, sans pour autant savoir quelles alternatives pourraient être proposées dans nos démocraties modernes où, comme nous l’explique Léo Strauss, nous nous reposons sur une « éducation libérale », au sens d’une éducation lettrée, pour « fonder une aristocratie au sein de la société démocratique de masse ». Aron expliquait également ceci dans Classe sociale, classe politique, classe dirigeante (1960) : « Quel que soit le mode de recrutement des gouvernants, quel que soit le fonctionnement en théorie ou en pratique de l’Etat, un régime est toujours entre les mains d’un petit nombre d’hommes. A cet égard, les régimes dits démocratiques ne diffèrent pas des régimes dits despotiques ou autoritaires ». Il me semble qu’une compréhension de l’élite du XIe siècle chinois pourrait nous donner un éclairage sur notre présent.
Quelles ont été vos motivations pour postuler à la bourse Anna Caroppo – Fondation du Collège de France ?
HR : J’ai été conseillée par Mme Cheng car la fin de thèse est toujours difficile sur le plan financier. Cette bourse m’apporte vraiment une sérénité et un confort de travail. Elle est déterminante dans mes recherches, à la fois comme un soutien financier important mais aussi comme un signe considérable de reconnaissance.
AC : Je connais Hengying depuis plusieurs années maintenant et j’étais prête à m’engager pour elle en sachant que ce serait pour l’honneur de l’institution et pour son propre bien et celui de sa famille. Les générations qui se succèdent actuellement en Chine ont des expériences de vie très différentes. Les parents de Hengying ont traversé la Révolution culturelle : une expérience traumatisante pour tout le tissu social chinois, en particulier les intellectuels. Malgré cela, ils ont tenu à transmettre à leur fille les valeurs de la culture classique quand la Révolution culturelle voulait faire table rase. Cette bourse est pour moi le moyen de faire se rencontrer la générosité d’un donateur et quelqu’un qui, par son histoire familiale et son parcours, tend véritablement vers une ouverture et le développement d’une curiosité intellectuelle. A mes yeux, c’est quelque chose qui a une vraie valeur. On s’imagine que la Chine baigne dans la prospérité alors que de grandes portions de sa population se débattent encore dans des difficultés matérielles considérables. Le milieu familial de Hengying est un milieu cultivé mais c’est aussi un milieu modeste ! Sans cette bourse, elle aurait eu beaucoup de difficultés à mener son travail car il est courant malheureusement qu’un étudiant sans financement abandonne sa thèse, c’est fatal.
Je pense que cette bourse est aussi dans l’intérêt des relations entre la France et la Chine. Au-delà d’un coup de main décisif pour un destin en particulier, je crois qu’il faut aussi penser à l’avenir des relations franco-chinoises. Actuellement, la Chine en impose beaucoup, elle « roule des mécaniques » un peu partout, mais je pense que la France, par son rayonnement culturel qui reste considérable, est à même d’entretenir des relations intelligentes avec elle, d’égal à égal. Il est nécessaire d’avoir un dialogue intelligent avec la Chine, et pas uniquement sur le plan des affaires ou de la géopolitique.
Hengying, quels sont vos projets avec cette bourse ?
HR : Elle m’aidera à financer des voyages de documentation, à compléter les frais de mission pour participer à des colloques ou à des journées d’étude à l’étranger. Cette bourse complètera aussi mon contrat de thèse pour la vie quotidienne, notamment parce qu’en troisième année on n’a plus d’aides au logement, il faut payer l’impôt, etc. Avec le revenu de base qui est très modeste, c’est une situation déficitaire. Cette bourse me permettra aussi d’acheter les livres dont j’aurai besoin.
Je tiens à redire toute ma reconnaissance au mécène pour le soutien financier rassurant, pour ce que cette bourse représente, et l’encouragement précieux pour les chercheuses, ainsi qu’à la Fondation du Collège de France pour le soutien dont témoigne cette bourse.
Propos recueillis par Flavie Dubois-Mazeyrie