
Les mathématiques, entre plaisir du jeu et culture de l’effort
Au travers du projet de recherche « Diagnostiquer pour agir », le Pr Pierre-Michel Menger, chaire Sociologie du travail créateur, analyse les trajectoires scolaires et universitaires des élèves français en mathématiques. Ses travaux, qui s’appuient sur trente années de données, cherchent à identifier les failles du système actuel et à le comparer avec des pays qui ont surmonté des difficultés similaires pour imaginer des actions éducatives efficaces. Il s'intéresse ici au monde des compétitions en mathématiques, et comment ces pratiques périscolaires permettent de développer une culture ludique des mathématiques propice au progrès des élèves.
Pratique et culture ludo-mathématiques : prendre au sérieux les mathématiques périscolaires, et l’alliance de l’effort et du jeu
– par Pierre-Michel Menger, chaire Sociologie du travail créateur
La France a une grande tradition de qualité superlative de sa recherche en mathématiques. Le palmarès des médaillés Fields et la sélection prestigieuse parmi les conférenciers pleiniers invités aux Congrès mondiaux de mathématiques, tous les quatre ans, ont placé les Etats-Unis, puis la France au sommet, loin devant la troisième grande nation mathématicienne, la Russie.
Pourtant, rien n’assure que cette tradition d’excellence perdure. Les derniers médaillés Fields français font carrière à l’étranger. La présence française aux conférences pleinières évoquées à l’instant s’affaiblit. Le vivier des jeunes talents mathématiques rétrécit et la compétition mondiale augmente vigoureusement. Les classements PISA et TIMSS qui se succèdent, et qui sont désormais largement chroniqués dans la presse, montrent que les élèves français ont des performances médiocres en mathématiques, et se situent notamment très loin derrière les pays asiatiques. La position des pays dans ces classements est généralement indexée sur des moyennes. Jusqu’à une date récente, on pouvait, en France, chercher à se rassurer en soulignant que les moyennes masquent l’information sur les distributions et que nous disposions d’une proportion significative de très bons élèves. Hélas, les faits sont obstinés : la chute française de niveau concerne le haut, le milieu et le bas de la distribution des performances en mathématiques.
Il a été suggéré récemment[1] que le système éducatif français devrait s’orienter vers un objectif d’école moyenne, pour contrecarrer ce qui est appelé modèle méritocratique, et qui est assimilé en bloc à un modèle élitiste. Ce « plaidoyer » fort contestable est hélas déjà attesté dans les faits. Lorsqu’on met en relation la moyenne et l’écart-type des scores des élèves de 4ème au dernier test TIMSS de 2023, publié à la fin 2024, on voit que la médiocrité de la position française est assortie d’une homogénéité dans la médiocrité beaucoup plus forte que dans tous les autres pays étudiés. L’objectif d’une école moyenne est atteint ! L’une des conséquences possibles de cette homogénéisation vers le bas est la fissuration du modèle d’excellence de la recherche mathématique, que d’autres appelleraient, pour le stigmatiser, la production d’une « élite ».

Que nous apprennent les trajectoires des meilleurs mathématiciens et mathématiciennes français ? Invoquera-t-on des aptitudes qui les situeraient d’emblée sur une trajectoire d’exception ? L’argument ne vaut rien s’il se résume à l’invocation paresseuse d’une supposée bosse des maths dont Stanislas Dehaene a fait justice[2]. Nous savons maintenant que la réussite est le produit d’une interaction entre les ressources cognitives et la capacité d’effort des individus qui, pour les conduire loin, doit intervenir très tôt. Car cette interaction entre la cognition et l’effort a des propriétés vigoureusement cumulatives, qui agissent tant sur le développement de facultés cognitives que sur une tolérance à l’effort orientée vers des objectifs de long terme, porteurs de ce qui est appelée « gratification différée ».
Ce qui vaut pour les grands chercheurs en mathématiques n’est pas moins vrai des élèves considérés dans leur ensemble. Des travaux américains ont superbement démontré que la spectaculaire réussite scolaire des élèves asiatiques-américains par rapport à leurs camarades « blancs » (« asian-american » vs « whites ») est due, non pas à un quotient intellectuel supérieur, ou à des origines sociales plus favorables, mais à une capacité d’effort supérieure[3]. Comme j’ai pu le montrer pour la scolarité en classes préparatoires aux grandes écoles, qui sont le creuset de la production de l’excellence mathématique française, c’est un contrat d’effort qui lie les élèves à leurs enseignants. Il est indispensable de rappeler que cette valeur de l’effort, souvent mise au pilori par ceux qui plaident d’abord pour le bien-être des élèves, doit pouvoir concerner toute la scolarité : l’aptitude à l’effort est la production conjointe des élèves, des enseignants et des familles. Elle a ses conditions socio-scolaires, inégalement distribuées, mais elle est aussi le produit de l’organisation de l’être-ensemble scolaire. Il est ainsi fâcheux et significatif que la discipline en classe, et plus généralement ce qui est nommé « climat scolaire », soient beaucoup plus dégradés en France que dans les pays dont les élèves ont des performances beaucoup plus élevées en mathématiques.
Le rôle de l’environnement familial
La surreprésentation des enseignants, des ingénieurs et des scientifiques parmi les parents des universitaires et chercheurs mathématiciens nous renseigne sur la nature particulière de la socialisation à l’effort en mathématiques. Celle-ci gagne beaucoup à être précoce, mais aussi à être empreinte d’une culture ludique des défis posés par la résolution de problèmes et d’énigmes, et gagne à être façonnée par une culture comportementale, celle des difficultés à surmonter, moyennant ténacité et entraînement, comme aux échecs, en musique ou dans le sport. La boucle de progression cumulative des capacités mathématiques à travers ces modalités de socialisation est d’autant plus productive que la complémentarité entre la socialisation familiale et la socialisation scolaire est grande, pour soutenir la motivation à l’effort et à la gratification différée.
L’investissement périscolaire
Dans la performance des nations les plus réputées pour la qualité de leur formation primaire et secondaire et de leur recherche en mathématiques, nous observons la pratique fréquente des investissements périscolaires dans les clubs et dans l’entraînement aux multiples compétitions mathématiques, qui scandent la socialisation précoce évoquée à l’instant. Très étudié ailleurs, cet investissement périscolaire dans les mathématiques l’est beaucoup trop peu en France. Sa mention dans le rapport Villani-Torossian de 2018 était bienvenue. Cinq des médaillés Fields français ont été lauréats aux Olympiades de mathématiques, sur huit possibles, depuis que la France y participe (à partir de 1967). Ces compétitions et concours ne sont que la pointe d’une pyramide de compétitions et d’actions associatives, qui supposent l’égale implication des élèves, de leurs parents, de leurs professeurs et de leurs « entraîneurs ».

Cette énergie ludo-mathématique doit être mieux connue dans ses différentes composantes et ses pratiques. La socialisation à l’effort persévérant et non punitif qui y est pratiquée associe deux éléments clés, dont j’emprunte la description au livre aussi profond qu’original de Roger Caillois, Les jeux et les hommes. L’une des dimensions du jeu est ludus, le plaisir éprouvé à résoudre des difficultés pour le contentement d’y parvenir. Pensons à la culture des jeux mathématiques, mais pensons aussi, chez les mathématiciens professionnels, aux « conjectures », ces défis qui sont lancés aux chercheurs audacieux, sur des décennies ou même sur des siècles (voir le théorème de Fermat). Une autre dimension inhérente au jeu est agôn : il s’agit de rivaliser avec des camarades, de former des équipes concurrentes, et de s’entraîner à conquérir une habileté graduée par des apprentissages motivants.
Ainsi s’entraîne-t-on progressivement à manier une langue non immédiatement naturelle et à manier les ressorts du raisonnement mathématique, qui relèvent d’un savant dosage de logique, d’intuition et de concentration. Selon les mots du grand physicien Richard Feynman, « les mathématiques ne sont pas une simple langue. Les mathématiques sont un langage plus un raisonnement ; c’est comme un langage plus une logique »[4]. On pourrait dire de même de l’éloquence (dont il existe de superbes concours) qu’elle associe à la maîtrise de la langue courante l’art de l’argumentation.
Les concours de mathématiques : des plus sélectifs aux plus populaires
Apprendre assez tôt à manier les mathématiques et à s’entraîner au raisonnement plutôt que de se laisser écraser par les difficultés de son abord immédiat, qui le peut et qui le fait ?
Avec des membres de l’équipe de ma chaire au Collège de France (Colin Marchika, Colombe Saillard), nous avons étudié plusieurs concours de mathématiques, dans deux des trois catégories principales : dans celle des concours de sélection des meilleurs jeunes, les participants aux Olympiades, au Tournoi français des jeunes mathématiciennes et mathématiciens et au Concours général des lycées ; dans la catégorie des concours grand public et concours, nous avons analysé exhaustivement les données de 17 années du Kangourou des mathématiques, grâce à une convention de recherche entre ma chaire et les fondateurs de ce concours.
Le Kangourou des mathématiques, inventé en Australie, lancé en France en 1991, et pratiqué dans des dizaines de pays, peut nous aider à cerner ce que peuvent représenter les mathématiques pour une partie de la jeunesse scolarisée. En 2024, dans près de 3200 établissements scolaires, quelque 223 000 élèves ont passé ce concours qui, sur la base du volontariat des élèves, des familles, des enseignants et des établissements participants, s’adresse aux élèves de la fin de l’école primaire, des collèges et des lycées généraux et professionnels. C’est de loin le concours mathématique le plus populaire, et le plus connu des enseignants, selon les résultats d’une enquête que Colombe Saillard a réalisée auprès d’eux. Parmi les qualités qui font la réputation de ce concours, les enseignants qui ont répondu mentionnent tout particulièrement son aspect ludique, mais aussi son aptitude à solliciter des aptitudes facilitant la réussite scolaire, comme la rapidité, et bien plus encore l’astuce, qui n’est pas directement testable dans les évaluations scolaires habituelles.
Un portrait des candidats et des établissements participant au Kangourou des mathématiques
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- Les classes du primaire (CE2, CM1, CM2) et les 6ème et 5ème fournissent annuellement environ les trois quarts des effectifs de participants au Kangourou. La nature ludique du concours paraît bien correspondre à ce profil de recrutement. Les questions posées sont pourtant loin d’être enfantines. On recommandera à tous les lecteurs adultes de cette note de passer les épreuves conçues pour les élèves de 6ème [5].
- Les établissements scolaires publics et privés ont des comportements différents. Le privé participe davantage, à la fois en nombre d’établissements et en nombre d’élèves impliqués à chaque niveau de la scolarité. Mais dans le privé comme dans le public, la participation est inégale selon la composition sociale de la population des élèves de l’établissement. Le taux de participation des classes au concours est en effet plus élevé dans les collèges de meilleur niveau scolaire. Une action volontariste pour développer les pratiques ludo-mathématiques doit pouvoir atténuer ces inégalités.
- La réussite dans les établissements de l’enseignement public et dans ceux du privé est comparable, mais elle résulte de deux comportements différents de participation des établissements. Les collèges et lycées publics ne font participer qu’un minorité d’élèves, sauf dans les tout meilleurs collèges et lycées publics français et internationaux. La participation est beaucoup plus massive dans les établissements privés. Il en résulte que les scores sont plus dispersés pour les élèves du privé qui participent en grand nombre, alors que les scores des élèves du public sont plus homogènes, parce qu’ils concernent un plus petit nombre participants. On peut y voir une opposition entre un modèle d’entraînement incorporant des ressources complémentaires, périscolaires, à la scolarité habituelle, dans le privé, et un modèle de sélection ou d’auto-sélection des élèves dans les établissements publics qui choisissent de participer.
- Le nombre de participations des établissements au Kangourou, au fil des années, a une influence positive sur le taux de participation dans les classes et sur l’implication conjointe des professeurs, des familles et des élèves. Une culture ludo-mathématique développée comme un élément de la production scolaire de l’établissement peut agir favorablement pour socialiser les élèves aux défis et plaisirs de manier la langue mathématique et son socle de raisonnement.
- Filles et garçons réussissent différemment. Nos résultats confirment de nombreux travaux sur l’apprentissage et la maîtrise des mathématiques à l’école : l’écart se creuse tôt à l’école primaire, à l’avantage des garçons, et pour Kangourou, après le CE2. Parmi les 100 meilleurs scores au Kangourou, on trouve, pour toutes les années étudiées, entre un quart et un cinquième de filles, mais 40% en CE1 contre 16% en troisième. Une fois encore, grâce à cette source pourtant bien différente de celle des évaluations aux tests nationaux pratiquées par le ministère de l’éducation, nous voyons à quel point la période critique est celle des débuts de la scolarité, et où doit porter la remédiation pour enrayer le mécanisme infernal du désavantage cumulatif pour les filles.
- Une appréciation complémentaire peut être portée sur l’excellence comparée des filles et des garçons. En 2024, la première place au concours national Kangourou était occupée par une fille en CM1, en CM2, en 6ème et en 4ème. En CE2, la seconde place revenait à une fille, et la 3ème en terminale.
Nous tirons de ce dernier résultat une leçon : il importe toujours d’observer les cas remarquables pour souligner ce que les distributions statistiques conduisent à négliger et qui peut être riche d’enseignements, pour combattre l’inclination au fatalisme, pourvu que l’analyse des cas remarquables soit riche d’enseignements.
> Découvrir l’enseignement du Pr Menger au Collège de France
> Découvrir le cycle de conférence « Réenchanter les mathématiques » jusqu’au 18 juin au Collège de France
> Découvrez aussi l’interview de Colombe Saillard, chercheuse aux côtés du Pr Menger au Collège de FranceLe projet “Diagnostiquer pour agir” est développé dans le cadre de l’initiative Agir pour l’éducation du Collège de France, portée par les professeurs du Collège de France dans plusieurs disciplines >> Découvrir l’initiative
Agir pour l’éducation bénéficie du soutien de la Fondation du Collège de France et de ses mécènes LVMH et Stellantis, la Fondation Engie et la Fondation Covéa.
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[1] Voir Le Monde, Christophe Kerrero, ancien recteur de Paris : « Notre modèle méritocratique s’est replié sur une élite de plus en plus réduite. Il devient perdant-perdant », 10 mars 2025.
[2] Stanislas Dehaene, La bosse des maths, Paris, Odile Jacob, 1996.
[3] Amy Hsin, Yu Xie, « Explaining Asian Americans’ academic advantage over whites », PNAS, 2014, vol. 111, n° 23 ; Airan Liu, Yu Xie, Why do Asian Americans academically outperform Whites ? The cultural explanation revisited », Social Science Research, 2016, 58.
[4] Richard Feynman, The Character of Physical Law, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1967, p. 40.
[5] La totalité des questions et des corrigés sont disponibles sur le site du Kangourou des mathématiques.