Les papyrus, vestiges de la vie des anciens
Rencontre avec Serena Causo, lauréate 2024 de la bourse Anna Caroppo – Fondation du Collège de France qui, aux côtés du professeur Jean-Luc Fournet, chaire Culture écrite de l’Antiquité tardive et papyrologie byzantine, s’intéresse à la question passionnante de la technologie de l’écriture sur papyrus dans les documents administratifs de l’Antiquité. Créée en 2017 à l’initiative de M. Lucio Toscano, grand donateur de la Fondation du Collège de France, la bourse Anna Caroppo a pour ambition d’accompagner de jeunes chercheuses en sciences humaines dans leur carrière scientifique.
Vous êtes chercheuse en papyrologie au Collège de France aux côtés du professeur Jean-Luc Fournet. Quel a été votre parcours ?
J’ai toujours été passionnée par la civilisation égyptienne ancienne, l’archéologie, le langage et la communication. Cette curiosité m’a naturellement conduite vers la papyrologie : les papyrus sont des objets archéologiques uniques qui, plus que tout autre vestige, nous parlent, littéralement, de la vie des anciens. Mon parcours a commencé à Lecce, où j’ai exploré les métiers et les savoir-faire d’un village rural du Fayoum à travers les papyrus. Ensuite, entre Lecce et Londres, j’ai poursuivi mes recherches sur les vastes domaines fonciers de l’empereur et de son entourage en Égypte, qui comptaient des membres prestigieux, comme le philosophe Sénèque.
Mon chemin m’a menée aux Pays-Bas puis à Bâle et enfin, à Gand, en cotutelle avec l’EPHE, où j’ai entrepris mon doctorat en recentrant mes recherches sur la matérialité des documents administratifs et en étudiant comment le support et ses caractéristiques matérielles constituent des éléments essentiels de la communication. En regardant mon parcours aujourd’hui, je réalise combien il a évolué : d’une attention initiale portée sur certains aspects sociaux et économiques de l’organisation des sociétés, il a progressivement embrassé un intérêt plus large pour la manière dont celles-ci se sont structurées grâce à la communication écrite.
Vous présentez un projet de recherche fascinant sur l’utilisation de la pièce jointe dans les documents de l’époque romaine. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
Mon projet explore une pratique essentielle, mais méconnue, de l’administration romaine : l’usage des « pièces jointes » dans les correspondances et dossiers officiels. Contrairement aux pièces jointes modernes, envoyées comme des éléments indépendants, ces pièces jointes étaient, dans les papyrus, presque toujours intégrées directement dans le texte. Elles incluaient des extraits d’affaires antérieures ou des copies de documents légaux et administratifs, que les scribes incorporaient pour fournir des références claires et des justifications précises au sein même de la communication. En intégrant ces informations supplémentaires directement dans le texte, les fonctionnaires assuraient la clarté, l’exhaustivité et la transparence des échanges. Mon objectif est d’étudier comment cette organisation matérielle des documents structurait la communication administrative. Au-delà de son efficacité pratique, cette structuration favorisait des relations de confiance entre l’État et les citoyens en établissant des normes de transparence dans les interactions.
Que nous apprennent ces papyrus sur les sociétés de l’Antiquité ?
Les papyrus constituent bien plus que de simples supports de communication administrative : ils sont des instruments de pouvoir et des témoins de la manière dont l’administration antique structurait et influençait la société. L’organisation du texte, les choix de mise en forme, et même l’emplacement des informations sont soigneusement pensés et révèlent un langage de pouvoir.
En fait, ces documents ne se contentaient pas de transmettre des informations : ils contribuaient à établir des hiérarchies sociales, à légitimer des décisions politiques et à façonner les interactions entre citoyens et institutions. La matérialité de ces documents – l’aspect visuel, la structure textuelle – jouait un rôle sémiotique essentiel, au-delà de leur contenu. Ils sont donc autant des objets de culture matérielle que des vecteurs de signification sociale qui offrent aux chercheurs des aperçus précieux sur les valeurs, les relations et l’organisation des sociétés anciennes.
« Mettre en parallèle les pratiques anciennes et notre gestion moderne des documents pose des questions cruciales sur la préservation et la contextualisation de nos données dans un monde de plus en plus dématérialisé » – Serena Causo, lauréate de la bourse Anna Caroppo 2024
Quels liens faites-vous avec nos pratiques numériques actuelles ?
Le parallèle entre les pratiques anciennes et la gestion moderne des documents est fascinant. Même si, en apparence, elles semblent opposées. À l’époque romaine, l’organisation de l’information passait par une matérialité très travaillée : l’ordre hiérarchique et l’agencement spatial des documents étaient essentiels et soigneusement planifiés. Aujourd’hui, avec la numérisation, nous tendons vers une dématérialisation des informations, où l’enjeu est de conserver une structure tout en perdant le support physique.
Ce qui les rapproche, c’est que l’objectif reste fondamentalement le même : assurer l’accessibilité et la clarté des informations pour tous les utilisateurs. En étudiant cette attention à la matérialité dans les documents anciens, nous pouvons apprendre comment l’agencement physique influence la réception et la compréhension d’un message. Cela éclaire des défis actuels liés aux outils numériques, comme l’organisation des pièces jointes et la navigation dans des archives entièrement digitales, et pose des questions cruciales sur la préservation et la contextualisation des données dans un monde de plus en plus dématérialisé.
Grâce à la bourse Anna Caroppo, vous avez l’opportunité de travailler pendant une année au Collège de France. Qu’attendez-vous de cette expérience ?
Cette année au Collège de France est une occasion unique de travailler dans un environnement scientifique d’une richesse incomparable, entourée de chercheurs de premier plan. C’est un lieu de dialogue interdisciplinaire où mes recherches sur la papyrologie peuvent se croiser avec d’autres champs d’études, comme la linguistique ou encore les sciences de l’information. Mon projet bénéficie de l’expertise et des ressources du Collège pour approfondir mes analyses, tout en me permettant de collaborer avec des collègues issus de disciplines variées. Cette année est également une opportunité de partager mes travaux avec un public plus large et d’ouvrir de nouvelles perspectives sur des questions contemporaines comme la gestion de l’information et la transformation des pratiques administratives dans un monde de plus en plus numérique.
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Image de couverture : La chercheuse Serena Causo reçoit la Bourse Anna Caroppo – Fondation du Collège de France 2024, aux côtés de l’administrateur du Collège de France Thomas Römer ©Patrick Imbert