Le je féminin chez Paul Valéry
Créée en 2017, la bourse Anna Caroppo – Fondation du Collège de France a pour ambition d’accompagner de jeunes chercheuses en sciences humaines dans leur carrière scientifique en leur permettant, pendant une année, de poursuivre leur formation par la recherche au sein du Collège de France. Rencontre avec Matilde Manara, lauréate 2022, qui, aux côtés du Pr William Marx (chaire Littératures comparées), s’intéresse aux cahiers du poète Paul Valéry et plus particulièrement à la place de la figure féminine dans son écriture.
Quel est votre parcours ?
J’ai une formation en littérature comparée. En 2021, j’ai soutenu une thèse sur la poésie des années 1920-1940, dirigée par Tiphaine Samoyault. Il s’agissait d’explorer la relation entre modes d’écriture et modes de pensée à travers un corpus de quatre auteurs en quatre langues différentes : Paul Valéry, Rainer Maria Rilke, Wallace Stevens et Eugenio Montale. Ce projet doctoral m’a permis de travailler avec les langues et les approches étudiées pendant mes années universitaires, et d’en découvrir de nouvelles.
Vos recherches portent aujourd’hui sur l’œuvre de Paul Valéry. Pourquoi vous intéresser à cet auteur en particulier ?
Paul Valéry faisait partie de mon corpus de thèse et on pourrait même dire qu’il en était la source d’inspiration. Le Professeur William Marx, qui encadre ma recherche au Collège de France, est un grand spécialiste de cet auteur et il m’a paru évident de proposer un projet situé à la fois dans le prolongement de mon travail de doctorat et proche de son domaine de recherche. Le titre “Trouvez Rachel ! Stratégies de féminisation dans les cahiers de Paul Valéry et d’Antonin Artaud” fait un clin d’œil à Arthur Rimbaud, qui dans un texte des Illuminations exhorte son lecteur à « trouve[r] Hortense ». J’ai toujours été fascinée par cette figure féminine énigmatique et j’ai voulu y faire référence en ouverture d’une réflexion dont l’objet se présente lui aussi comme une quête. Je vais en effet étudier un cahier de Paul Valéry actuellement inédit et intitulé Agar-Rachel-Sophie. Il s’agit du carnet préparatoire à un « roman cérébral » : en lisant le texte, toutefois, la détermination du genre littéraire se révèle être bien plus problématique. Sa protagoniste, une figure au nom changeant, s’y essaie en effet à plusieurs formes (le journal intime, le conte ou encore la poésie en forme fixe), rapprochées par le recours à la première personne du féminin. Je vais interroger la manière dont est construit ce je en me demandant quelle fonction Valéry accorde au féminin au sein du cahier et, plus généralement, dans son œuvre en prose et en vers.
Vous choisissez de comparer les cahiers de Paul Valéry à ceux de l’écrivain et poète Antonin Artaud. Qu’est-ce qui vous a intéressé dans l’objet du cahier en particulier ?
Lorsque je rédigeais ma thèse, je regrettais parfois de ne pas assez sortir de mon objet de recherche : la poésie moderniste. Antonin Artaud, un auteur que j’ai toujours lu avec passion, ne pouvait pas être rattaché aisément à ce courant littéraire et j’ai donc dû reporter l’analyse de son œuvre à un prochain travail. Contemporain de Paul Valéry, on ne les compare généralement que par contraste, alors même que leurs œuvres se recoupent sous plusieurs aspects, dont l’attention pour la frontière (particulièrement fragile dans un support comme le cahier) entre la figure et la lettre, l’écriture et le dessin. Or, dans les carnets rédigés à Rodez en 1945, Antonin Artaud se propose d’« essayer un féminin terrible » : autrement dit, de peupler ses textes d’alter ego féminins, une armée de créatures, qu’il appelle « filles de cœur » et qui le plus souvent n’émergent que d’associations étymologiques ou pseudo-étymologiques. Comme pour les protagonistes du cahier Agar-Rachel-Sophie, ces filles sont moins des personnages que des figures de l’écriture. Au delà de toute analogie entre écriture et maternité, elles permettent à Antonin Artaud et Paul Valéry de donner corps et voix à la réflexion sur les limites de la création.
En quoi votre projet s’inscrit dans une réflexion plus vaste sur la tradition poétique occidentale du XXe siècle ?
Je me suis aperçue – assez tard à vrai dire – que les poètes que j’ai été amenée à étudier étaient, à quelques exceptions près, des hommes. Une fois pris conscience de cela, il m’a immédiatement semblé que toute réflexion sur un auteur canonisé comme Paul Valéry n’aurait pas pu se passer du questionnement sur les causes historiques qui ont conduit à cette canonisation. Dans la tradition poétique occidentale, il est courant de voir un je masculin et parlant s’adresser à un tu féminin et muet. Beaucoup moins fréquentes sont les situations dans lesquelles le poète choisit d’installer le féminin à la place du sujet d’énonciation. Des cantigas de amigo médiévales, aux monologues dramatiques de Robert Browning, à la Beauté, qui chante son propre éloge chez Baudelaire, la voix féminine se fait certes entendre dans le texte, mais son expression relève pour la plupart du cliché ou, dans le meilleur des cas, de l’allégorie. On dirait même que, jusqu’au tournant du XXe siècle, elle ne peut traduire sa subjectivité qu’à l’aide d’un langage et de figures issus de l’ordre symbolique masculin. Chez Paul Valéry, en revanche, le choix de la première personne du féminin va de pair avec la remise en cause de la tradition. Un texte à l’apparence aussi classique que La Jeune Parque nous offre une véritable physiologie du corps féminin : larmes, sang, haleine, toutes les humeurs y sont présentes et participent à la création d’une figure qui exploite les stéréotypes du genre littéraire pour se façonner une identité propre.
Que vous a permis de mettre en place la bourse Anna Caroppo – Fondation du Collège de France ?
Avoir l’opportunité de travailler au Collège de France et avec le Professeur William Marx en particulier m’a permis de poursuivre mes recherches en littérature comparée dans les meilleures conditions professionnelles et humaines, ainsi que de bénéficier d’un soutien important à un moment, celui de l’immédiat post-doctorat, qui pendant la carrière d’une chercheuse est aujourd’hui le plus difficile à traverser. Je suis donc très reconnaissante au Professeur William Marx d’avoir soutenu ma candidature à la bourse Anna Caroppo, et à la Fondation du Collège de France pour m’avoir donné l’occasion de faire partie d’un environnement culturel aux domaines de recherche aussi divers et enrichissants.
Propos recueillis par Mathilde Lanneau
Image de couverture : La lauréate Matilde Manara et le Pr Marx lors de la cérémonie de remise de la Bourse Anna Caroppo – Fondation du Collège de France. © Patrick Imbert / Collège de France