Covid-19 : chronique d’une émergence annoncée
Pr Philippe Sansonetti
Ce texte est tiré de la conférence du Pr Philippe Sansonetti prononcée au Collège de France le lundi 16 mars 2020.
Un coronavirus frappe pour la troisième fois. Ce fut d’abord le SRAS (Syndrome Respiratoire Aigu Sévère) en 2003, puis le MERS (Middle-East Respiratory Syndrome) en 2012, maintenant le Covid-19.
Ces deux épisodes émergents, le premier issu de Chine, le second de la péninsule arabique, bien que donnant lieu à des infections respiratoires très sévères marquées par une mortalité élevée, s’étaient éteints grâce aux mesures d’isolement relativement facilitées par le fait que les patients n’éliminaient le virus qu’au pic de la maladie alors qu’ils étaient déjà hospitalisés, donc de facto confinés.
Ces deux épisodes montraient néanmoins la capacité de ces beta-coronavirus à faire le « saut d’espèce », passant accidentellement de mammifères porteurs, contaminés par la chauve-souris qui est leur réservoir primaire, à l’homme. Ces événements fréquents avortent le plus souvent, sauf si le virus transmis présente ou développe rapidement par mutations une capacité d’adaptation à l’homme. Ces deux épisodes montraient aussi une grande propension de ces beta-coronavirus à être transmis par voie aérienne dans les deux sens du terme : contamination respiratoire par projection de gouttelettes infectées et diffusion planétaire ultrarapide par les transports aériens modernes. Ces zoonoses, dont Covid-19 est un cas d’école, représentent les trois quarts des infections émergentes contemporaines. Elles répondent à la mainmise croissante de l’homme sur la planète, bouleversant des écosystèmes, créant des conditions d’improbables rencontres entre homme et animaux réservoirs. Dans le cas de Covid-19, il s’agit fort probablement du pangolin, mammifère fourmilier victime d’un énorme trafic intercontinental vers l’Asie.
Les deux épisodes contrôlés, on oublia vite ces secousses et elles ne nous ont légué ni une molécule active sur cette famille de virus, ni même un modèle rapidement développable de vaccin. Vint donc Covid-19, d’un marché aux poissons où s’achetait ce petit mammifère, à la fois victime et coupable…
Le virus responsable SARS-CoV-2 possède un haut niveau d’identité génétique avec SARS-CoV-1, l’agent responsable du SRAS. Ce sont des virus à ARN simple brin positif, traduisant donc directement leurs protéines structurales et non structurales. Parmi les protéines structurales, la protéine S (« spike protein ») est essentielle. Non seulement parce qu’elle complète la structure en couronne qui vaut leur nom à ces virus, mais aussi parce qu’associée en trimère, elle assure leur fixation sur leurs cellules cibles de l’appareil respiratoire par l’intermédiaire d’un récepteur membranaire, l’enzyme de conversion de l’angiotensine 2 (ACE2) impliqué dans la régulation de l’activité de l’angiotensine, suggérant que l’engagement de ce récepteur très exprimé tue les cellules régénératrices de l’alvéole pulmonaire et de l’endothélium vasculaire des capillaires qui lui sont associés et où s’effectue la diffusion et l’échange de l’oxygène vers le sang. Cela pourrait être un élément physiopathologique important de la maladie en plus de l’intense réaction inflammatoire suscitée par la multiplication massive du virus dans les tissus. L’intensité de cette multiplication virale s’explique probablement par la capacité du virus d’inhiber la production d’interférons de type 1, élément antiviral primordial de la réponse immunitaire innée. A ce carrefour physiopathologique réside sans doute le mécanisme de développement du syndrôme de détresse respiratoire aiguë (SDRA) qui fait toute la gravité de la forme extrême de la maladie. La séquence de ACE2 est assez conservée chez les mammifères, y compris l’homme, expliquant sans doute la facilité de SARS CoV-1 et 2 à sauter d’une espèce de mammifère à l’autre. Cette promiscuité fait des beta-coronavirus une source majeure d’émergences à venir, d’où la nécessité d’établir dès maintenant un plan de soutien durable à la recherche dans ce domaine, au-delà de la générosité bienvenue, mais transitoire, de crédits alloués habituellement sous le coup de l’émotion.
Une caractéristique définit cependant SARS-CoV-2 par rapport à SARS-CoV-1 : l’extrême infectiosité du second. SARS-CoV-2 est moins virulent que SARS-CoV-1, cela est marqué par une mortalité induite 5 fois inférieure à celle causée par SARS-CoV-1 et 15 fois inférieure à celle causée par le MERS-CoV. Il semble cependant que ce pacte sur la virulence soit payé par l’hôte d’un coût énorme en infectiosité. Le taux d’attaque de la maladie est très élevé, supérieur à celui de la grippe, et le secret de cet équilibre co-évolutif entre infectiosité et virulence se comprend en termes darwiniens. Plus le virus est adapté à une nouvelle espèce animale, y compris l’homme, moins il a « intérêt » à tuer son hôte, créant une impasse à sa propre survie. Par contre, plus il sera infectieux, plus il assurera sa survie et son expansion jusqu’à son « apothéose » pandémique.
Bien souvent, ces zoonoses sont causées par des virus parfaitement adaptés à leurs hôtes animaux qui en sont même porteurs sains. Ce fut le cas pour le VIH. La virulence serait en quelque sorte un conflit d’adaptation que le virus peut régler progressivement en accumulant des mutations adaptatives causées par le manque de fidélité de son ARN polymérase. Le paramètre principal de cette extrême infectiosité qui se dessine pour SARS-CoV-2 par rapport à SARS-CoV-1 est sa capacité inhabituelle à être émis très tôt dans l’évolution de la maladie par des sujets encore asymptômatiques ou pauci-symptômatiques, donc circulant et transmettant silencieusement le virus, ainsi que par une longue période d’émission du virus après guérison. Il existe par ailleurs des patients « super-spreaders », c’est-à-dire hébergeant et disséminant une grosse charge virale. La mise en tension de notre système médical par l’afflux actuel de malades graves, voire nécessitant la réanimation n’est que – si l’on peut dire – la minime portion émergée d’un énorme iceberg de sujets contaminés mais porteurs sains ou porteurs asymptômatiques dont le nombre n’est pas reflété par le seul nombre de cas confirmés par un diagnostic positif, d’où le débat qui s’élève sur le diagnostic généralisé comme base d’isolement et non l’isolement global.
En l’absence de traitement et de vaccin, le contrôle de cette pandémie ne peut que reposer sur l’isolement. Dans sa forme extrême, il a été imposé avec succès dans la ville de Wuhan, épicentre de l’épidémie et dans les grandes métropoles chinoises. Cette approche a une faiblesse : le risque de rebond par réintroduction dans une population majoritairement naïve et n’ayant de ce fait pas établi un niveau d’immunité de groupe empêchant la circulation du virus. Il faudra donc pour eux tenir jusqu’au vaccin. Avec quelques variantes, les pays occidentaux, dont la France, ont établi un principe de « distanciation sociale » et d’hygiène individuelle dont on attend un « écrasement » et un étalement dans le temps du pic épidémique de manière à préserver notre système médical tout en ménageant l’installation d’une immunité de groupe permettant une disparition de l’épidémie. Même si l’on maintient ce principe dans les grandes lignes, il est clair que le nombre élevé inattendu de sujets infectés par les propriétés intrinsèques du virus SARS-CoV-2 ainsi qu’une difficulté initiale de la population à réaliser la gravité de la situation et à respecter scrupuleusement cette « distanciation sociale » ont entravé la maîtrise de la flambée épidémique, créant des situations d’une extrême tension sur les systèmes sanitaires comme observé en Italie, en Espagne et progressivement en France. Cette situation a amené à ajouter à la stratégie une véritable mesure suppressive par l’obligation du confinement de la population de manière à casser plus efficacement la trajectoire exponentielle de la maladie. Ceci viendra, mais nous sommes proches du pic de l’épidémie et faisons le plein du pourcentage, certes faible, de formes graves. Ce pourcentage porte cependant sur une base tellement large de sujets infectés que les nombres en valeur absolue mettent en danger les capacités de notre système sanitaire dans sa globalité, en dépit de l’héroïsme de nos personnels de santé à tous les niveaux.
Les controverses viendront plus tard. Elles porteront en particulier sur un certain degré d’impréparation, particulièrement dans la protection des personnels exposés, et sur l’approche « de distanciation sociale » sans diagnostic global permettant d’isoler les porteurs asymptomatiques ou pauci-symptômatiques, comme appliqué dans des pays asiatiques tels que la Corée du Sud et le Japon qui ont réussi à juguler l’épidémie sans mesures massives de confinement, exceptées les personnes âgées. Il faut cependant noter que les populations asiatiques, souvent frappées par ces épisodes émergents, ont acquis des disciplines d’hygiène individuelle et de comportement collectif très efficaces dans le contrôle des épidémies. Ne nous moquons plus des habitants de ces pays qui arborent un masque dans tous les lieux publics dès qu’ils ont la goutte au nez. Il va falloir que nos populations se mettent vite à ces nouveaux comportements, il en va de notre survie.
La crise actuelle ne pourra être close que par l’arrivée de médicaments antiviraux, des progrès dans le traitement du SDRA et la mise au point de vaccins. Ceci viendra en son temps, pour l’instant le contrôle de la pandémie dépend exclusivement de nous. Notre destin est entre nos mains.
Pr Philippe Sansonetti
Chaire de Microbiologie et maladies infectieuses