Porc et religion dans la Grèce ancienne
Comprendre l'usage rituel des porcins
Créée en 2017, la bourse Anna Caroppo – Fondation du Collège de France a pour ambition d’accompagner de jeunes chercheuses dans leur carrière scientifique en leur permettant, pendant une année, de poursuivre leur formation par la recherche au sein du Collège de France. Rencontre avec Zoé Pitz, lauréate 2019, qui, aux côtés de la Pr. Vinciane Pirenne-Delforge (chaire Religion, histoire et société dans la Grèce antique), étudie l’usage rituel des porcins dans les pratiques sacrificielles de la Grèce antique.
Pouvez-vous vous présenter ?
Je suis d’origine belge et titulaire d’un Master en Langues et littératures classiques. On peut dire que mon choix d’études est une vocation. Dès mes premiers cours de latin, à l’âge de douze ans, j’ai immédiatement eu la conviction que j’étudierai les langues anciennes plus en profondeur et que j’en ferai mon métier. Deux ans plus tard, j’ai commencé le grec, dont l’étude n’a fait que conforter mon choix. Au départ, je souhaitais enseigner le latin et le grec mais, durant la rédaction de mon mémoire, qui portait sur les prescriptions sacrificielles de Thasos, une île du nord de la mer égée, j’ai développé un intérêt croissant pour la recherche. J’ai donc décidé de présenter ma candidature à une bourse de doctorat, que j’ai obtenue.
Quel est votre lien avec le Collège de France ?
J’ai rencontré la Pr. Pirenne-Delforge il y a dix ans, lors de ma première année de licence en Langues et littératures classiques. Elle dispensait alors un cours d’Histoire de l’Antiquité à l’Université de Liège et elle m’a transmis une véritable passion pour cette discipline. C’est donc tout naturellement que j’ai choisi de travailler sous sa supervision pour mon mémoire de master. Elle a ensuite accepté de m’accompagner dans mon travail de thèse. J’ai alors rejoint son service au département des Sciences de l’Antiquité de l’Université de Liège. Lors de ma deuxième année de doctorat, en 2017, la Pr. Pirenne-Delforge a intégré le Collège de France et je suis régulièrement venue à Paris pour effectuer des séances de travail.
C’est également elle qui m’a proposé de postuler à la bourse Anna Caroppo. Je suis à présent rattachée à la chaire « Religion, histoire et société dans le monde grec antique ». J’aurai donc la chance de poursuivre mon parcours de recherche dans un environnement privilégié et de travailler dans les meilleures conditions possibles à la rédaction d’une monographie tirée de ma thèse de doctorat.
Vous présentez aujourd’hui une thèse autour des pratiques sacrificielles dans les cultes de la Grèce antique. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
Le sacrifice animal fut pendant plus d’un millénaire un des moyens privilégiés par les Grecs pour interagir avec la sphère suprahumaine. En effet, outre la dimension proprement alimentaire de l’opération, c’est en termes d’hommage et de communication que l’on peut comprendre les actes posés par les sacrifiants : en faisant brûler pour les dieux ou les héros une partie de l’animal mis à mort, les hommes cherchent à leur soumettre une demande ou à obtenir leur faveur, à apaiser leur colère ou à les remercier. Dans le cadre de sacrifices accomplis par des particuliers, le choix de la bête est généralement laissé au sacrifiant en fonction des moyens financiers dont il dispose. En revanche, comme en témoignent les inscriptions qui appartiennent à la catégorie des normes rituelles grecques, pour des sacrifices officiels et publics, le choix des animaux de sacrifice est la plupart du temps plus strictement réglementé. Dans ces textes épigraphiques, on relève régulièrement des précisions concernant l’espèce, le sexe, l’âge, la couleur ou encore les caractéristiques reproductives de l’animal à sacrifier (gravide pour une femelle, non castré pour un mâle). Or de tels documents ne nous disent rien des raisons qui conditionnent le choix de l’espèce, du sexe, de l’âge ou d’une couleur spécifique. Si la sélection d’un animal semble parfois reposer sur des critères d’ordre financier – un bovin est bien entendu plus onéreux qu’un porc adulte, un mouton ou un caprin –, cet aspect ne peut rendre compte de l’ensemble des choix.
L’objectif de mon travail était dès lors de dégager d’éventuelles associations privilégiées entre animaux sacrificiels et destinataires divins dans les normes rituelles grecques. Il s’agissait de comprendre si certains animaux possédant des caractéristiques particulières étaient considérés comme plus pertinents à offrir à certaines divinités qu’à d’autres. Une telle étude a permis de clarifier certains aspects du rapport entre les communautés et leurs animaux domestiques, mais aussi et surtout la représentation du divin que véhiculent certains choix sacrificiels, en contribuant ainsi à une meilleure compréhension des mécanismes de fonctionnement du polythéisme.
Pourquoi s’intéresser plus particulièrement aux sacrifices porcins dans le cadre de votre post-doctorat ?
En Grèce ancienne, les sacrifices de porcins sont accomplis en l’honneur de divinités nombreuses et variées, mais Déméter et Korè sont plus particulièrement associées à cette espèce. Parmi les rituels démétriaques qui impliquent une manipulation rituelle de porcins, celui qui était accompli lors des Thesmophories a abondamment été analysé mais demeure encore à ce jour assez obscur, dans la mesure où les sources antiques sont peu disertes à ce sujet. Les informations les plus détaillées que l’on possède sur les Thesmophories nous sont transmises par une scholie au Dialogue des courtisanes de Lucien (Schol. Lucien, Dial. meret. 2, 1). D’après le scholiaste, lors de cette fête réservée aux femmes, des restes de porcelets en décomposition étaient retirés de fosses (megara) par des femmes appelées antlêtriai. Une fois récupérés, les restes étaient mélangés sur un autel avec des semences afin de produire une bonne récolte. Cette scholie mentionne seulement le moment où les femmes récupèrent les porcelets. Rien n’est dit de leur précipitation dans les megara, et c’est pour cette raison que les hypothèses les plus diverses ont été formulées à ce sujet. Or, pour mieux comprendre ce rituel, l’analyse des textes épigraphiques, relativement négligée jusqu’à ce jour, paraît primordiale. L’usage des porcs lors des Thesmophories doit par ailleurs être réexaminé dans le cadre d’une étude plus générale, qui envisage l’ensemble des cas où des animaux de l’espèce porcine étaient employés à des fins rituelles.
Le porc est une espèce animale « marquée » et faisant l’objet de nombreux interdits dans certains systèmes religieux du Moyen-Orient. Sans connaître une telle prohibition en Grèce antique, occupait-il une place particulière dans les rites de cette époque ?
Dans le monde grec ancien, les porcins sont régulièrement attestés en contexte sacrificiel, au même titre que d’autres animaux domestiques. L’analyse des sacrifices mentionnés dans les normes rituelles semble toutefois indiquer que les porcs étaient des offrandes moins « neutres » que les bovins ou les moutons par exemple. Les premiers sont en effet moins souvent prescrits dans de tels documents que les deux autres, et ils font plus souvent l’objet d’interdictions sacrificielles – celles-ci demeurent toutefois assez marginales. Ils sont par ailleurs destinés à un cercle plus restreint de divinités, à l’instar des chèvres, qui constituent elles aussi des offrandes plutôt « marquées ». Comme nous l’avons dit, les porcins occupent une place de choix dans les sacrifices à Déméter et à Korè, et on observe également un usage préférentiel de cette espèce animale dans des rituels qui ne sont pas des sacrifices à proprement parler, comme les purifications d’individus, de sanctuaires et d’autres espaces publics.
L’examen minutieux des inscriptions qui font allusion aux Thesmophories, associé à l’analyse des textes littéraires et des rapports de fouilles de sanctuaires de Déméter comprenant un volet archéozoologique, devrait permettre de répondre à plusieurs interrogations : les porcins étaient-ils véritablement « sacrifiés » avant d’être jetés dans les megara ou y étaient-ils déposés vivants ? D’autres animaux étaient-ils sacrifiés sans être jetés dans les fosses ? Les porcins déposés dans les megara étaient-ils nécessairement des animaux nouveau-nés ? Outre l’analyse des documents mentionnés, un élément indispensable à la compréhension du rite des Thesmophories est la comparaison avec les autres rituels grecs qui impliquent l’usage de porcins. C’est en effet uniquement en l’envisageant dans une perspective plus générale que ce rite complexe pourra être appréhendé. Cette étude d’ensemble permettra de mettre en évidence les éventuelles particularités de l’espèce porcine en matière de rituel et de mieux saisir les représentations attachées à cette espèce animale en Grèce ancienne. Une telle dimension anthropologique est présente dans l’étude sur Le porc en Égypte ancienne publiée par Youri Volokhine en 2014, mais fait défaut pour le monde grec. C’est à combler cette lacune que tend ce projet post-doctoral.
Propos recueillis par Flavie Dubois-Mazeyrie