Recherche et innovation : quel avenir ?
Pr Pierre-Michel Menger
Le Pr Pierre-Michel Menger, chaire de Sociologie du travail créateur, nous présente le colloque de rentrée du Collège de France qui se tiendra du 9 au 11 octobre 2019 sur le thème « Recherche et innovation : quel avenir ? ». A cette occasion, il revient sur les liens qui unissent recherche et innovation, sur les défis respectifs auxquels font face ces deux activités et sur la diffusion du vocabulaire de l’innovation.
Recherche et innovation sont situées au cœur de l’essor et de la transformation de nos sociétés de la connaissance. Le colloque du Collège de France donnera la parole aux chercheurs, aux industriels, aux entrepreneurs, pour examiner les spécificités du travail de recherche, les défis du processus d’innovation, les liaisons fonctionnelles entre la production exploratoire de connaissances nouvelles et l’exploitation de ces connaissances à des fins d’invention, de diffusion et de commercialisation de nouveaux produits et services. La recherche est le fait d’acteurs publics et d’acteurs privés. Elle a une vocation publique à travers la mise à disposition de connaissances nouvelles par des publications et des communications non propriétaires, à travers l’association complexe de forces de compétition, de course à la priorité dans la découverte, de différenciation originale et de collaboration en équipe dans le travail par projet. Mais elle est adossée aussi à des systèmes juridiques et économiques d’exploitation exclusive des inventions potentiellement profitables à travers la brevetabilité des connaissances nouvelles, qui confère un monopole temporaire au chercheur, à l’entreprise ou à l’institution émetteurs et détenteurs du brevet. Cette distinction peut être source de tension, si le critère d’utilité ou de profitabilité agit directement sur l’organisation du travail de recherche, notamment dans sa dimension fondamentale : sélectionner les projets et les financements selon un calcul d’utilité à horizon court bouscule ou fissure le déploiement d’activités dont le succès est incertain, dont la temporalité de développement est rarement linéaire et dont les résultats sont parfois générateurs de découvertes totalement inattendues, dont l’histoire des sciences nous fournit maints exemples.
Mais la relation entre la recherche portée par son énergie exploratoire et la transformation innovatrice des connaissances en procédés et biens économiquement exploitables se transforme continûment : les formes et l’intensité de la collaboration entre la recherche publique et la recherche privée, et entre les universités et les entreprises, sont elles-mêmes porteuses d’innovations, qu’il faut étudier, évaluer, discuter. Des entreprises de puissance inédite, actrices d’une concentration sans précédent du pouvoir économique et sociétal associé à des innovations technologiques de pointe, créent leurs universités internes et attirent les meilleurs talents scientifiques, mais peuvent aussi s’employer à en partager l’emploi avec un environnement universitaire familier des partenariats public-privé. Des universités développent leurs incubateurs de start-ups, des entrepreneurs agissent en ingénieurs de la collaboration public-privé, des motifs communs de responsabilité sociale à l’égard de la société et du bien-être humain peuvent cimenter des intérêts différents, jusqu’à un certain point, qu’il faut identifier. La liste des questions à aborder est éloquente : la recherche et l’innovation sont-elles des accélérateurs de compétition dans la course à la suprématie économique et dans l’approfondissement des inégalités inter- et intra-nationales, ou savent-elles promouvoir le bien commun par des ingénieries nouvelles de collaboration et de transfert ? L’échelon national des politiques de recherche et d’innovation demeure-t-il le plus efficace ? Comment apprécier le risque inhérent à la recherche et à l’innovation, sans sombrer ni dans l’immobilisme ni dans l’ivresse prométhéenne ? Et plus fondamentalement, comment développer les outils d’analyse de l’inventivité scientifique, notamment pour établir le bon équilibre entre collaboration et compétition ?
Les notions de recherche et d’innovation, et les réalités qu’elles désignent, sont-elles aisées à définir ? Quand on s’écarte de ce qui constitue le noyau de compréhension immédiate – la recherche scientifique entendue comme une pratique experte, largement ésotérique, cumulative et concurrentielle de production de connaissances neuves, et l’innovation fortement associée à sa dynamique technologique –, on voit apparaître la valeur de nouveauté commune à toute activité d’invention, dans les sciences, les lettres, les arts, le monde social et l’univers économique.
La créativité, la recherche, l’innovation : ces notions disent toutes que faire surgir le nouveau doit avoir une valeur, pour n’être pas un jeu vain. Mais de quelle valeur s’agit-il ? Ici se loge la ruse : la valeur ou l’utilité ne doivent-elles pas être visées d’abord indirectement, s’il faut, pour inventer vraiment du nouveau, disposer de beaucoup de liberté, et de ressources non conditionnées à un but de profitabilité immédiate ? Nous sommes sans doute à l’aube d’une réinvention de la valeur d’utilité, au demeurant souvent associée désormais à celle de mission, maintenant que les sentiers de la croissance du monde humain sont plus incertains.
Pr Pierre-Michel Menger
Chaire de Sociologie du travail créateur