Le droit international de la science est un régime de droit international qui devait être mis en place après la Seconde Guerre mondiale et ne l’a pas été, mais qui pourrait, voire devrait l’être aujourd’hui. Après tout, si les dernières connaissances scientifiques doivent informer le droit international, peut-il y avoir une recherche scientifique libre, autonome et digne de ce nom sans droit international pour la garantir et l’organiser ? Qu’est-ce que la garantie du droit de l’Homme à la science en droit international signifie pour l’universalité des sciences aujourd’hui et pour l’égalité d’accès et de participation aux savoirs ? Quels sont les moyens à disposition en droit international pour protéger la science contre son appropriation tant publique que privée, mais aussi contre elle-même ?

Le droit de la science, national et international

Le terme « droit de la science » renvoie à une tradition juridique allemande en cours depuis le 19ème siècle, celle du Wissenschaftsrecht. En bref, il s’agit du régime juridique qui permet d’instituer, de garantir, de protéger et d’encadrer la science.

Sans cette institution et garantie hétéronome de la science par le droit, en effet, l’autonomie de la pratique scientifique tant à l’égard de l’État que du marché ne peut pas être assurée. Et la même chose vaut pour la liberté de recherche des scientifiques qui ne peut pas s’auto-valider. Dans le sillage de Max Weber, Robert Merton l’expliquait très bien dans son article de 1942 consacré à la structure normative de la science. Pour signifier l’importance de ce cadre normatif, il soulignait notamment l’opposition séculaire, dans un mouvement de balancier, entre l’instrumentalisation tant publique que privée de la science, d’un côté, et la réaction défensive d’auto-validation de la science par les scientifiques, de l’autre.

En fait, c’est précisément ce consensus des années 1940 sur le besoin de briser le cycle funeste, d’abord de renforcement, puis de prédation de la science par la politique et l’économie, qui a conduit à l’adoption des premières mesures de protection internationale de la science et à l’émergence d’un embryon de droit international de la science après-guerre. Ce consensus encore affermi par la guerre était aussi le fruit de la prise de conscience du hiatus grandissant entre le progrès scientifique et le progrès moral et social (à l’instar des recherches sur l’arme nucléaire), ainsi que des effets potentiellement néfastes de la science, y compris à travers son instrumentalisation politique et juridique (à l’exemple des lois biologiques nazies).

C’est dans cet esprit que la protection de la science d’ores et déjà en place dans certains ordres juridiques nationaux s’est alors doublée d’une protection de droit international par la déclaration d’un « droit de l’Homme à la science » (DHS). Depuis 1948, en effet, l’article 27(1) de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) garantit le droit de « participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent ».

Cette protection de la science par le régime de droit international le plus fondamental qu’est le droit international des droits de l’Homme consacre une forme d’humanisme scientifique en droit. Elle résulte d’une double reconnaissance : d’une part, celle d’un intérêt fondamental égal et universel de toute personne humaine à participer à la science et à en bénéficier ; et, d’autre part, la reconnaissance que toute personne humaine devrait pouvoir être protégée contre les effets néfastes de la science précisément lorsque celle-ci menace l’égalité fondamentale entre personnes humaines.

Tableau de Henri Testelin représentant Colbert présentant les membres de l’Académie des sciences à Louis XIV

Le DHS est donc à la fois une garantie et une limite ultime de la science. Il offre une garantie de la science, et ce tant du cadre normatif et institutionnel de la pratique collective de la science que de la liberté personnelle des scientifiques. Il fonctionne toutefois aussi comme une limite à la science puisque celle-ci ne peut être protégée par un droit de l’Homme qu’en tant qu’elle est au bénéfice de la personne humaine et de son statut égal fondamental. La conception de la science s’en voit aussi transformée. Afin d’être protégée en tant que droit de l’Homme, la science doit être conçue et organisée de manière suffisamment diverse pour pouvoir être considérée comme universelle, d’un côté, et de façon suffisamment ouverte à tous (en différentes capacités, bien sûr) pour pouvoir être égalitaire, de l’autre.

L’éclipse du droit de l’Homme à la science : faux départ pour le droit international de la science

Malheureusement, la Guerre froide a rapidement douché les espoirs suscités par le DHS. En effet, alors qu’il rendait ce droit obligatoire en 1966, l’article 15(1)(b) du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) a reformulé le droit sous une forme purement redistributive et individuelle. Il l’a réduit au droit « de bénéficier du progrès scientifique et de ses applications ».

En abandonnant les dimensions tant participative que collective du DHS tel que formulé par l’article 27(1) de la DUDH, l’article 15(1)(b) du PIDESC a introduit, à la grâce d’un changement de majorités, deux distinctions trompeuses qui avaient pourtant été rejetées lors des travaux préparatoires de la DUDH en 1948 : d’une part, la distinction entre la participation à la science (désormais garantie séparément à l’article 15(3) du PIDESC en tant que liberté de recherche scientifique) et la jouissance subsidiaire de ses bienfaits à l’article 15(1)(b) du PIDESC ; et, d’autre part, la distinction entre les scientifiques qui bénéficieraient du droit personnel de participer à la science de l’article 15(3) du PIDESC et toute autre personne qui bénéficierait uniquement du droit de jouir des bienfaits de la science de l’article 15(1)(b) du PIDESC.

Privé de sa dimension participative et collective, le DHS est rapidement perdu de son intérêt comparatif. Mis au placard du droit international des droits de l’Homme, le DHS est resté en veille durant près de quarante ans. Pire encore, le « droit international de la science » qui aurait dû être construit autour du DHS dans l’immédiat après-guerre ne l’a pas été. Le droit international relatif à la science, adopté durant et depuis la Guerre froide, ne permet pas de garantir, instituer, protéger et encadrer la science. Il s’agit tout au plus d’un droit qui instrumentalise la science (au profit de la paix ou du marché, notamment), voire la limite (en matière de recherche militaire, notamment). En somme, si la science a eu son moment juridique en 1948, son moment institutionnel, lui, s’est fait attendre.

Le renouveau du droit de l’Homme à participer à la science : un moment institutionnel international de la science ?

Fort heureusement, le DHS est en passe de pouvoir enfin déployer tous ses effets grâce à une entreprise de réanimation qui a débuté il y a une quinzaine d’années aux Nations Unies.

Différents rapports, recommandations et observations ont en effet été publiés par l’UNESCO, la Rapporteuse spéciale sur les droits culturels et le Comité des droits économiques, sociaux et culturels depuis 2009. Ces documents reposent tous sur une réhabilitation de la dimension participative du DHS. Progressivement, leurs interprétations du droit en étoffent les trois volets que sont : le droit d’accéder et de participer à la pratique scientifique ; le droit d’accéder et de participer à ses bienfaits ; et le droit d’être protégé des effets néfastes de la science.

Ce qui explique ce regain d’intérêt pour un droit de l’Homme longtemps oublié tient à la situation contemporaine des sciences qui à bien des égards rappelle les difficultés des années 1940, quoique magnifiées et globales désormais.

Salle du Conseil des droits de l’homme

Il faut signaler, premièrement, le champ universel de nombreuses pratiques scientifiques et des menaces qui pèsent sur elles, qui déborde les compétences des seuls droits nationaux. Il faut aussi mentionner, deuxièmement, la privatisation de la recherche scientifique dans une économie globale fondée sur l’innovation qui dépasse, elle aussi, les capacités des institutions nationales. Troisièmement, une concurrence économique, militaire et donc juridique accrue s’exerce désormais entre États sur le marché globalisé de la science, avec pour conséquence un « forum‑shopping » par les scientifiques en quête du droit national de la recherche scientifique le plus flexible et même, dans certains cas, une application extraterritoriale de leur droit national par certains États aux recherches qu’ils financent dans d’autres États. Une quatrième difficulté tient à l’accélération exponentielle des développements technologiques destinés à traiter des conséquences néfastes de développements technologiques antérieurs, favorisant dès lors le status quo voire une fuite en avant en matière scientifique. Cinquièmement, il faut encore signaler le développement rapide de technologies à double usage ou, du moins, de technologies à potentiel de préjudice grave et irréversible pour la personne humaine (comme l’intelligence artificielle, l’édition génomique ou la géo-ingénierie), mais dont l’incertitude rend le traitement malaisé en l’état du droit international de l’anticipation scientifique fondé sur la gestion des risques et donc sur la certitude.

En réaction à ces difficultés, c’est la possibilité de relancer le projet d’un droit international de la science qui se dessine et, avec elle, un nouveau « moment institutionnel international » de la science.

Un obstacle : le rôle particulier de la science en droit international

Le projet d’un droit international de la science se heurte cependant à une difficulté de taille : la place très particulière qu’occupe la science en droit international (si on la compare à ce qui a lieu en droit national) et, dès lors, le danger plus élevé de scientisme en droit international.

C’est en effet dans la recherche conjointe d’une normativité rationnelle et donc universelle et sans limites (religieuses, culturelles ou juridiques) que sont nés le « droit naturel des gens » (ancêtre du droit international) et les « lois de la nature » (ancêtre de la science) au 17ème siècle et qu’ils se sont ensuite mutuellement renforcés. Sans exagérer, l’on peut considérer que c’est la construction scientifique du droit international moderne en tant que « droit naturel » qui a permis son extension, en tant que droit universel, de l’Europe au monde entier, tout comme c’est la construction normative de la science moderne européenne en tant que « lois de la nature » qui a permis son expansion en tant que Science unique au singulier.

En fait, cette conjonction normative des projets d’un droit international et d’une science qui soient « uniques, universels et éternels », et donc sans limites, a des conséquences aujourd’hui encore pour le développement d’un droit international en mal de normativité et d’universalité. Deux exemples contemporains confirment cette tendance à la « fusion normative » entre science et droit international : le droit international de l’intelligence artificielle et le droit international de l’environnement. Il s’agit de deux domaines où la science des données mathématiques et la biologie influencent non seulement le contenu des normes internationales à développer, mais aussi les procédures applicables à leur adoption, mise en œuvre et contrôle, éloignant d’autant la perspective d’un droit international capable d’instituer, d’organiser, de protéger et d’encadrer ces sciences de façon hétéronome.

L’intérêt de la réanimation actuelle du droit de l’Homme à la science et des obligations relatives des États serait précisément de prévenir ce contournement de l’humanisme scientifique, et par-là aussi de l’humanisme juridique bien sûr. Aujourd’hui, toutefois, même le droit international des droits de l’Homme montre des signes de faiblesse face au scientisme, à l’instar de l’« hominisme » qui caractérise de plus en plus le traitement de ces droits en droit international biomédical. Protéger la science en ce début du 21ème siècle, c’est donc d’abord prendre le droit et les droits de l’Homme au sérieux.

Les cours et séminaire sur Le droit international de la science sont disponibles ici et ici. Une liste des publications de la Pr Samantha Besson sur le sujet est disponible ici.

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