Désacraliser le savoir académique
Rencontre avec Bénédicte Berner, directrice du Campus de l’innovation pour les lycées, une initiative lancée en 2016 par le Pr Philippe Aghion , chaire Économie des institutions, de l’innovation et de la croissance. Le projet vise à instaurer un dialogue entre chercheurs et élèves et encourager les lycéens à se projeter dans l’avenir. L’initiative s’inscrit dans le programme Agir pour l’éducation des Professeurs du Collège de France, soutenu par la Fondation et ses mécènes.
Comment est né le Campus de l’innovation pour les lycées ?
En 2016, avec le Professeur Aghion, nous commençons à réfléchir à un projet pour aider les jeunes et plus spécifiquement les élèves de seconde, première et terminale des lycées généraux dont le bassin de recrutement est en zone d’éducation prioritaire.
L’idée était de s’adresser à des élèves de lycée pour approfondir les connaissances et les raisonnements d’abord en Sciences économiques et sociales (SES), puisque cela faisait sens avec le Professeur Aghion, puis en Sciences et vie de la terre (SVT). En mettant en lien chercheurs et élèves, notre objectif était d’éveiller des vocations, notamment chez les jeunes filles, de démystifier le rapport aux savoirs académiques et encourager les élèves à se projeter dans l’avenir. Ce projet s’est tout de suite inscrit dans le cadre d’une convention de partenariat avec l’Education nationale, mise en place spécifiquement pour le Campus de l’innovation pour les lycées.
En quoi consistent les interventions dans les lycées, premier volet de l’initiative du Campus ?
Une équipe de chercheurs se déplace dans plusieurs lycées et effectue des interventions sur des thèmes du programme de Sciences économiques et sociales ou Sciences et vie de la terre. L’équipe est composée de professeurs du Collège de France, comme Philippe Aghion, mais aussi de chercheurs de différentes disciplines. Nous essayons de maintenir une certaine parité dans les intervenants pour donner un modèle aux jeunes filles et montrer que l’économie, les sciences, c’est aussi pour elles.
Ces interventions sont organisées avec le lycée et préparées en amont par l’enseignant avec, notamment, le matériel disponible sur le site du Campus de l’innovation pour les lycées. Durant la séance, il y a d’abord 35 min de cours puis un véritable échange entre les chercheurs et les élèves. Les questions peuvent concerner le thème du cours ou bien aborder de façon plus personnelle le parcours de l’économiste ou du scientifique. Nous avons déjà parcouru une cinquantaine de villes en France, l’idée étant aussi de se rendre dans les zones rurales. Rien que cette année, nous avons été à la rencontre de plus de 2000 élèves.
Vous avez participé à la refonte des programmes de Sciences Economiques et sociales (SES) pour les mettre aux meilleurs standards internationaux. Pourquoi ?
Cette mise à jour des programmes a été co-pilotée entre 2019 et 2021 par les Professeurs Philippe Aghion et Pierre-Michel Menger (chaire Sociologie du travail créateur) et par les inspecteurs généraux de Sciences Economiques et sociales, toujours sous la couverture de l’Education nationale. Nous avons édité un manuel en ligne adossé aux nouveaux programmes SES qui suivent les meilleurs standards internationaux. L’idée était de donner d’abord aux élèves des techniques de raisonnement et concepts de base. Nous souhaitions surtout commencer par la microéconomie en seconde, avant de passer en première et surtout en terminale à la macroéconomie. Nous avons aussi inclus des notions de regards croisés entre différentes disciplines, économie, sciences politiques et sociologie.
Plus globalement, nous souhaitions offrir des ressources scientifiques et pédagogiques d’excellent niveau aux professeurs de SES et à leurs élèves. Chaque chapitre des programmes a été rédigé par un groupe de professeurs de sciences économiques et sociales expérimentés et est enrichi d’exercices et de vidéos. Ces ressources sont proposées en libre accès sur le site du Campus de l’innovation et sur la chaîne YouTube.
Depuis 2016, vous avez organisé des centaines d’interventions de chercheurs et de professeurs dans les lycées. Selon vous, qu’est ce que cela a changé ?
Avec le Campus de l’innovation pour les lycées, nous avons voulu démystifier le savoir académique, apporter aux élèves la possibilité d’approfondir leurs connaissances sur un thème précis. Les professeurs et chercheurs qui interviennent dans ces lycées sont des praticiens, c’est-à-dire qu’ils font vraiment eux-mêmes de la recherche. Ils peuvent donc parler d’une façon différente de celle d’un enseignant, expliquer concrètement ce qu’ils font dans leur laboratoire en sciences et vie de la terre par exemple. En économie, quand Philippe Aghion aborde certains sujets, il le lie très souvent à une nouvelle recherche qu’il vient de faire et qu’il explique aux jeunes. Pour ces élèves qui appartiennent à des bassins de recrutement dans des zones prioritaires, l’idée est aussi de les encourager à se projeter dans l’avenir, leur montrer que c’est possible et que nous croyons en eux.
En quoi consiste le concours national de Sciences Economiques et sociales (SES) que vous organisez ?
Le but est de proposer aux élèves de première de travailler en groupe et de se réunir autour d’un projet pour mobiliser concrètement les connaissances acquises en cours de SES ou via les ressources pédagogiques du Campus. Les élèves choisissent un objectif d’apprentissage qui est une théorie, pour le lier à quelque chose d’empirique, en rapport avec leur environnement de la vie quotidienne, par exemple : « Les sneakers et le marché concurrentiel ». C’est tout à fait libre au niveau de la présentation, cette année des élèves ont créé un jeu sur l’oligopole avec le style du Monopoly.
Nous avons formé un jury très prestigieux, composé d’enseignants et d’inspecteurs, de professeurs du Collège de France, de chefs d’entreprise. La cérémonie de remise des prix se déroule au Collège de France avec une visite spéciale de l’institution. Les prix sont remis par le Professeur Philippe Aghion et par l’inspecteur national des sciences économiques et sociales. Nous avons eu cette année plus de 160 équipes inscrites (plus de 600 élèves, chaque équipe étant composée de 2 à 5 élèves).
Vous développez aussi un programme de coaching parental en mathématiques pour les élèves d’école primaire et de 6ème en REP+. Quel est l’intérêt de s’adresser directement aux parents ?
Nous nous sommes aperçus qu’il existait beaucoup de programmes de type aide aux devoirs mais qu’il n’y avait pas d’initiatives pour accompagner les parents. Sous l’impulsion du Pr Pierre Louis Lions, titulaire de la chaire Equations aux derivées partielles et applications et de la Pr Nalini Anantharaman, titulaire de la chaire Géométrie spectrale au Collège de France, nous avons décidé de lancer un projet en mathématiques dans l’est de la France. Deux projets pilote sont réalisés au collège François Villon (REP+) et dans les écoles Jean Zay et Pierrefontaine à Mulhouse ainsi qu’au collège Twinger (REP) à Strasbourg.
Ce projet s’appelle « Des Maths avec mon enfant » et est destiné aux CM1, CM2, 6ème. Durant la séance, il y a une première partie qui est pédagogique : nous abordons avec les parents certains thèmes comme la compréhension des mécanismes du sommeil et de la mémoire, l’importance de l’isolement pour faire ses devoirs, l’impact des portables et des jeux vidéos sur la concentration et l’apprentissage. Nous avons à cœur de sensibiliser les parents sur des thèmes qui sont important pour que l’enfant progresse et réussisse.
La deuxième partie de la séance est dédiée à l’implication des parents dans ce qui se fait à l’école. Nous proposons un certain nombre de jeux choisis en accord avec les enseignants. Chaque famille a un sac de jeux qui contient par exemple une bande dessinée en rapport avec les mathématiques du niveau de l’élève ou bien des jeux en lien avec les tables de multiplication. Les parents rapportent ensuite ces jeux chez eux pour pouvoir jouer avec leurs enfants. Tout l’enjeu est bien-sûr de convaincre les parents de s’inscrire. C’est un travail de formation assez basique mais cela demande beaucoup de temps.
Quels sont les prochains objectifs de développement du projet ?
Nous souhaitons continuer à développer le concours de SES et augmenter le nombre de nos interventions dans les lycées. Nous prévoyons aussi d’effectuer une synthèse des supports de cours de SES pour les rendre encore plus accessibles aux élèves. En mathématiques, nous allons former plus d’enseignants et nous ouvrir à d’autres régions. Nous travaillons désormais avec une association à Nice pour développer un projet de coaching parental. Le Campus est dorénavant sur les réseaux sociaux et nous comptons developper nos comptes Instagram et Tik Tok.
En organisant des colloques au Collège de France, nous permettons aussi à ces jeunes de se rapprocher des lieux de science. Ce sont des élèves qui n’ont parfois jamais été à Paris et qui connaissent encore moins le Collège de France. C’est donc une double découverte pour eux : Paris et le rôle de cette institution.
Au printemps 2024, un colloque en Sciences et vie de la terre rassemblera un panel formé de jeunes chercheuses du Collège de France. Ce colloque est organisé en coopération avec une association qui a pour objectif d’encourager les jeunes filles dans les carrières scientifiques. Le second colloque de cette année a pour thème l’intelligence artificielle. Ce sujet très actuel plaît aux jeunes et de nombreux professeurs du Collège de France travaillent sur ces questions comme Xavier Leroy et Benoît Sagot. Le colloque est diffusé en live, les élèves qui sont derrière leurs écrans peuvent aussi y participer et poser des questions. Rendez-vous cet automne !
Ressources
>> Voir le site du Campus de l’innovation pour les lycées
>> Découvrir l’initiative Agir pour l’éducation
L’initiative Agir pour l’éducation bénéficie du soutien de la Fondation du Collège de France et de ses mécènes LVMH, la Fondation Engie et la Fondation Covéa. Le Campus de l’innovation pour les lycées est aussi soutenu par la BRED et SFIL.
BIOGRAPHIE
Benedicte Berner est rattachée à la chaire Économie des institutions, de l’innovation et de la croissance depuis 2016, en tant que cofondatrice et directrice du Campus de l’innovation pour les lycées. Elle a enseigné sur Media et démocratie à l’Institut d’études politiques de Paris et à l´université de Harvard ; elle est associée au Davis Center of Russian and Eurasian Studies de l’université de Harvard (USA). Benedicte Berner préside le Comité suédois des droits de l’homme, le Civil Rights Defenders. Elle participe au programme PAUSE administré par le Collège de France.
Propos recueillis par Mathilde Lanneau