En octobre 2019, le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel était attribué à la Française Esther Duflo. Reçu aux côtés de ses collègues, les Américains Abhijit Banerjee et Michael Kremer, ce « prix Nobel » d’économie vient récompenser ses travaux menés sur la pauvreté. Retour sur les recherches de cette économiste mondialement reconnue, qui, après avoir occupé la chaire annuelle Savoirs contre pauvreté en 2008-2009, revient cette année au Collège de France comme professeure titulaire de la chaire Pauvreté et Politiques publiques.

Professeure à l’Institut de technologie du Massachusetts (MIT) et co-fondatrice du Laboratoire d’action contre la pauvreté (J-PAL), Esther Duflo se consacre depuis plus de 20 ans aux problématiques soulevées par l’économie du développement et la lutte contre la pauvreté. S’intéressant à des domaines aussi variés que la santé, l’éducation, l’agriculture ou l’accès au crédit, elle associe recherche théorique et travail sur le terrain avec pour objectif d’apporter des réponses pratiques et concrètes. Cette approche, qui a fait sa renommée, est inédite dans le champ de l’économie : alors que l’évaluation des interventions reposait traditionnellement sur des études rétrospectives ou des expériences en laboratoire, Esther Duflo a contribué à apporter à la discipline la notion d’expérimentation en situation réelle.
Reposant sur la collaboration entre les acteurs de terrain (gouvernements, ONG, organismes privés…) et les chercheurs, cette méthode inspirée des essais cliniques consiste à choisir aléatoirement un échantillon de participants parmi un groupe de bénéficiaires potentiels d’une politique socio-économique ou d’une action humanitaire. On parle de méthode d’évaluation d’impact par assignation aléatoire.

Dans sa leçon inaugurale prononcée au Collège de France en janvier 2009, Esther Duflo cite l’exemple d’une recherche menée de 2001 à 2006 au Kenya sur la meilleure stratégie à suivre pour inciter les paysans à adopter l’usage d’engrais. Subventionner l’utilisation des engrais est fréquent dans de nombreux pays en développement. Pour l’économiste américain Jeffrey Sachs, il s’agit d’une des pierres angulaires d’une stratégie efficace pour éradiquer la pauvreté. A l’opposé, l’école de Chicago, de tradition positiviste, estime que si les engrais étaient rentables, les paysans les utiliseraient déjà. Mais la réalité est toute autre : les chiffres montrent que, bien que les engrais soient rentables, seuls 20% à 30% des paysans les utilisent chaque saison. D’après les fermiers, la raison de ce faible usage des engrais est le manque d’argent au moment de leur mise en terre : c’est la « saison de la faim » et les revenus de la récolte précédente sont épuisés, bloquant tout investissement nouveau.
Pour Esther Duflo, cette situation trouve des résonnances dans le modèle de comportements de procrastination proposé par les économistes Matthew Rabin et Ted O’Donoghue : « Le moi d’aujourd’hui est impatient et impulsif : il veut profiter de la vie, ici et maintenant. Au contraire, quand nous envisageons le futur, nous le faisons avec notre cerveau rationnel ». Un modèle que vient appuyer l’imagerie médicale : la prise d’une décision immédiate sollicite la zone émotive de notre cerveau tandis qu’une décision concernant l’avenir est guidée par la zone utilisée pour le calcul[1]. Rapporté aux paysans kenyans, ce modèle se traduit par un report de la prise de décision d’achat des engrais au moment de leur utilité mais également par une dépense entre temps de l’argent des récoltes pour d’autres besoins, même lorsque celui-ci est épargné.
A partir de ces observations, Esther Duflo et ses collègues ont mis en place, avec l’aide d’une ONG, cette expérience assez simple. Une livraison gratuite a été offerte à une centaine de paysans, choisis au hasard, s’ils achetaient les engrais au prix normal juste après la récolte. Les économistes ont alors observé chez eux une augmentation de l’utilisation des engrais de 30% à 50%. A des fins de comparaisons, une réduction de 50% des prix des engrais a également été offerte à certains fermiers plus tard dans la saison. Cette seconde offre, plus avantageuse que la première, a eu le même impact sur le taux de recours aux engrais. Pour Esther Duflo, cette expérience permet de sortir de l’opposition entre anti-subventions et pro-subventions en venant souligner l’importance du moment où la décision est prise : une simple subvention ne distord pas la décision d’utiliser des engrais, elle n’influence que ceux qui envisageaient déjà d’y recourir en les aidant à prendre une décision suffisamment tôt.

Presque inconnues il y a 20 ans, les évaluations aléatoires sont de plus en plus courantes aujourd’hui. Initialement utilisées pour identifier localement les programmes les plus efficaces, elles sont désormais plus ambitieuses et présentent un pouvoir subversif que n’ont ni les études rétrospectives ni les expériences en laboratoire. En effet, celles-ci ne représentent pas le monde réel et sont facilement critiquables. Les premières ne prennent pas en considération les particularités locales ou les rapports causaux, tandis que les secondes sont menées en vase clos et le plus souvent sur des échantillons peu représentatifs.

Dans le cas des évaluations aléatoires, puisque l’action ne repose pas sur des hypothèses potentiellement contestables mais sur des expériences terrain, Esther Duflo estime qu’elles sont plus à mêmes d’évaluer la validité d’une théorie. Une autre expérience menée au Kenya en 2006 vient illustrer cette nature subversive. Un organisme de lutte contre le paludisme, en lien avec deux chercheuses, Jessica Cohen et Pascaline Dupas, a cherché à savoir s’il était préférable de vendre ou de donner gratuitement des moustiquaires pour en encourager l’usage. Deux écoles s’opposent sur ce sujet : d’un côté, il est de bon sens de distribuer massivement et gratuitement des moustiquaires pour lutter contre le paludisme, de l’autre, appliquer un prix permet d’assurer que les moustiquaires soient attribuées à ceux qui en ont vraiment besoin et apporte de la valeur à l’objet, entraînant son utilisation. Pour tester ces théories, il a été décidé d’attribuer aléatoirement des moustiquaires gratuites et des moustiquaires à prix subventionné. Le premier résultat de l’expérience est qu’un prix, même faible, décourage fortement l’acquisition de moustiquaires. Dans un second temps, les résultats ont montré que l’absence de gratuité n’entraînait pas une utilisation plus élevée. La même expérience menée plus tard en Ouganda et à Madagascar a reproduit ces résultats. Les théories justifiant un prix positif pour la distribution de moustiquaires ont donc été invalidées.

Ainsi, face à une pratique purement conceptuelle de l’économie ; face à ceux qui, d’un côté, prônent des solutions radicales promettant l’éradication de la pauvreté et, de l’autre, ceux qui estiment que l’aide extérieure des pays occidentaux est vaine et que seule l’économie de marché peut éliminer la pauvreté, Esther Duflo propose une nouvelle voie ambitieuse mais consciente de ses limites. Grâce à une nouvelle méthodologie expérimentale, elle propose d’évaluer des interventions spécifiques dans différents domaines clés et de mettre en évidence de nouvelles solutions. L’évaluation d’impact par assignation aléatoire, aujourd’hui primée par le Nobel d’économie, devient une étape essentielle sur le chemin de la prospérité pour le plus grand nombre et un impératif politique face aux inégalités sociales. En janvier 2009, Esther Duflo concluait ainsi sa leçon inaugurale : « Je souhaite pratiquer l’économie comme une vraie science humaine. Une science, rigoureuse, impartiale, sérieuse. Une science de l’homme, dans toute sa richesse et sa complexité. Mais une science humaine dans sa fragilité et sa modestie. Une science humaine finalement : généreuse, ambitieuse, engagée. Prendre ma part dans la construction laborieuse d’un savoir contre la pauvreté est mon travail et ma raison de vivre. »

Flavie Dubois-Mazeyrie

 

 

La chaire annuelle « Savoirs contre pauvreté » a été développée en partenariat avec l’Agence Française de Développement (AFD), mécène de la Fondation du Collège de France de 2008 à 2014. Chaque année, une personnalité de premier plan a été invitée chaque année afin d’ouvrir l’enseignement du Collège de France sur cette grande question de société, qu’elle soit environnementale, économique ou sociale, et lui assurer une visibilité importante depuis le monde académique jusqu’au grand public.

 

 

Pour aller plus loin :

 

[1] Samuel M. McClure, David Laibson, George Loewen-stein et Jonathan D. Cohen, « Separate neural systems value immediate and delayed monetary rewards », Science, vol. 306, no 5695, 2004, p. 503-507.