Maladie de Crohn : vers une nouvelle stratégie thérapeutique
Touchant près de 150 000 personnes en France, la maladie de Crohn est une maladie inflammatoire chronique de l’intestin dont les mécanismes commencent seulement à être mieux compris. La bactérie Escherichia coli, présente dans le microbiote intestinal, joue un rôle clé dans la maladie. Elle est au cœur des recherches de l’équipe d’Olivier Espéli du Centre interdisciplinaire de recherche en biologie du Collège de France dont les travaux ouvrent la perspective d’une nouvelle voie pour soigner cette maladie particulièrement invalidante. Un projet soutenu par le Fonds Saint Michel, mécène de la Fondation du Collège de France.
Un déséquilibre du microbiote intestinal
L’ensemble de bactéries, virus, parasites et champignons présents dans notre intestin constitue notre microbiote intestinal (ou flore intestinale). Le microbiote contribue à la digestion des aliments, l’assimilation des nutriments, il agit comme modulateur de l’inflammation et participe à l’éducation de notre système immunitaire. Sa composition peut être modifiée par notre nourriture, notre environnement ou certaines pathologies, en particulier les maladies auto-immunes et inflammatoires. Parmi elles, la maladie de Crohn est une maladie chronique qui provoque une inflammation et une irritation du tube digestif évoluant par poussées inflammatoires. Le déséquilibre du microbiote (ou dysbiose) est massif chez les patients de la maladie de Crohn. On observe une forte augmentation de la proportion de bactéries anaérobies facultatives [1] comme les Escherichia coli, tandis que les bactéries anaérobies strictes[2] et les molécules bénéfiques qu’elles fabriquent disparaissent. Escherichia coli est une bactérie à multiples facettes, certaines souches participent au bon fonctionnement de notre système digestif, tandis que d’autres sont des pathogènes sévères et causent des maladies intestinales parfois létales ou des infections urinaires. Chez les patients de la maladie de Crohn, ce sont des pathogènes « faibles » qui apparaissent massivement : des Escherichia coli Adhérentes Invasives (AIEC) qui profitent du déséquilibre du microbiote pour coloniser l’intestin et entretenir l’inflammation.
Comprendre la persistance de la bactérie face à l’arsenal immunitaire et aux antibiotiques
C’est à cette famille d’Escherichia coli que notre équipe s’intéresse. Les Escherichia coli Adhérentes Invasives (AIEC) colonisent les cellules intestinales où elles sont phagocytées (digérées) par les macrophages, cellules dont la fonction est de détruire bactéries, virus ou cellules endommagées et se retrouvent dans une vacuole toxique, le phagolysosome, à laquelle, étonnamment, elles survivent. Le macrophage produit alors une grande quantité de cytokines pro-inflammatoires, un des marqueurs de la maladie de Crohn.
Les AIEC sont des pathogènes originaux car ils ne semblent pas agresser leur cellule hôte et n’essayent pas d’échapper à l’arsenal que le macrophage met en place pour les tuer. Nous avons démontré que la souche AIEC LF82, phagocytée par les macrophages, passe rapidement d’un état réplicatif à un état non réplicatif (Demarre et al., 2019) : elles ne se reproduisent plus. Dans cet état de semi-dormance, les bactéries deviennent tolérantes aux stress produits par le macrophage et une petite sous-population devient également tolérante aux antibiotiques, on parle de bactéries persistantes[3]. La persistance à un antibiotique n’est pas une résistance, il n’y a pas d’acquisitions de mutations ou de gènes qui la confèrent, c’est simplement un état physiologique des bactéries pour lesquels de nombreux antibiotiques sont inopérants.
Mais les capacités exceptionnelles des AIEC à s’adapter au stress immunitaire ne s’arrêtent pas à la persistance. Dans certains macrophages, les AIEC sont capables de se multiplier et de coloniser le phagolysosome, nous y observons alors des foyers bactériens contenant une centaine d’individus formés à partir d’une seule bactérie persistante (figure 1). Pour former cette petite communauté, les AIEC construisent une structure protectrice appelée biofilm (Prudent et al, 2020). Les biofilms se trouvent fréquemment dans la nature, sur les aliments ou les dispositifs médicaux, mais rares sont les bactéries qui en forment à l’intérieur d’autres cellules. La multiplication sous forme de biofilm va apporter une tolérance encore supérieure aux antibiotiques et aux stress immunitaires.
Cibler les biofilms bactériens : vers une nouvelle stratégie thérapeutique
En collaboration avec l’équipe de Silvia De Monte de l’Institut de biologie de l’École normale supérieure de Paris, nous avons pu modéliser mathématiquement ce processus infectieux et ainsi évaluer quantitativement la contribution de chaque étape pour la survie et la prolifération des AIEC. Grâce à cette modélisation, nous avons pu observer que, si les macrophages deviennent plus agressifs, l’ensemble de la population bactérienne intracellulaire peut rapidement passer sous la forme de bactéries non réplicatives et donc potentiellement tolérantes aux antibiotiques.
Ces résultats expliquent que les essais thérapeutiques employant des antibiotiques pour cibler les AIEC dans la maladie de Crohn soient des semi-échecs. Les bactéries protégées dans leur biofilm ne seront pas touchées par les antibiotiques. Dans l’optique d’une thérapie, il est donc important de ne pas stimuler la réponse des macrophages mais plutôt de cibler la physiologie bactérienne.
Les biofilms sont un enjeu majeur en santé publique. Ils sont essentiellement caractérisés quand ils sont sur des surfaces, comme les dents pour la plaque dentaire, ou quand ils envahissent les corps étrangers utilisés en médecine comme les cathéters ou les implants. Par contre, les biofilms intracellulaires sont encore mal connus alors qu’ils sont présents dans de nombreuses maladies chroniques comme les infections urinaires ou les infections pulmonaires. Ils permettent aux bactéries d’échapper au système immunitaire et de survivre dans l’hôte. Notre hypothèse de travail est que les biofilms intracellulaires d’AIEC sont une niche écologique pour ces bactéries, leur permettant de tolérer les stress, d’évoluer grâce à des échanges de matériel génétique et de ré-émerger chroniquement lorsque les conditions leur sont favorables. Nos résultats préliminaires suggèrent qu’il est possible de leurrer les bactéries en perturbant leur communication : elles sortent alors du biofilm et peuvent être plus facilement tuées par les macrophages ou les antibiotiques.
Étudier et comprendre ces biofilms et la physiologie des bactéries dans ces niches particulières pourrait donc permettre de développer une nouvelle stratégie thérapeutique pour traiter la maladie de Crohn et représente, plus largement, un enjeu d’avenir pour la recherche médicale.
Sylvie Rimsky et Olivier Espéli
[1] Anaérobie facultative : la présence d’oxygène en petite quantité est préférable pour le développement de la bactérie mais elle peut s’en passer
[2] Anaérobie stricte : la présence d’oxygène est létale pour la bactérie.
[3] La tolérance aux antibiotiques des bactéries est un problème de santé émergent, on suspecte que la chronicité de plusieurs maladies infectieuses y soit liée, par exemple pour Pseudomonas Aeruginosas dans le cas de la mucoviscidose ou les Escherichia coli UPEC lors d’infections urinaires.