La littérature face aux pandémies
Pr Antoine Compagnon
« La vérité est que les chefs-d’œuvre du roman contemporain en disent beaucoup plus long sur l’homme et sur la nature, que de graves ouvrages de philosophie, d’histoire et de critique », disait Emile Zola. En cette période de confinement, le Pr Antoine Compagnon, chaire de Littérature française moderne et contemporaine, revient sur les grands romans épidémiques et les enseignements qu’ils peuvent nous apporter en cette période hors du commun.
Nous vivons un moment extraordinaire. Comment en tirer le meilleur profit ? En allant ou retournant aux livres qu’on n’a pas le temps de lire d’habitude, par exemple les grands romans épidémiques qui ont beaucoup à nous apprendre, comme La Peste de Camus. Ce sont toujours des œuvres allégoriques. La peste, pour Camus, c’est le nazisme. Des personnages y réagissent avec égoïsme, d’autres avec altruisme, notamment le médecin, le docteur Rieux. Certains comportements changent au cours de la quarantaine. Cela peut nous aider à penser ce que nous sommes en train de vivre. Je viens de relire Le Hussard sur le toit de Giono, que je n’avais pas ouvert depuis mon adolescence. Les librairies sont fermées. J’ai commandé le livre numérique et les premières lignes ont paru aussitôt sur l’écran. Dans notre malédiction, nous ne sommes pas si mal lotis tant le monde numérique nous offre de possibilités d’évasion. Pour Giono, le choléra est aussi une allégorie : une figure du mal. Il ne s’agit pas non plus d’un roman réaliste.
La pandémie actuelle a clairement une portée allégorique au-delà de ses manifestations au jour le jour : elle est inséparable de la mondialisation extrême des échanges. Le virus s’est propagé par trois circuits principaux : la délocalisation industrielle, le tourisme et les rassemblements religieux. Il faudra s’en souvenir. Le Covid-19 dramatise la réflexion que nous devons avoir sur l’avenir de la planète. La littérature consacrée aux épidémies passées permet de donner à celle d’aujourd’hui un sens qui dépasse notre expérience immédiate du confinement et notre peur de la contagion. Que nous soyons enfermés ou que nous continuions à travailler dehors, voyons plus loin que les exigences de la survie, tâchons de les transcender.
Si Camus donne une leçon de morale humaniste dans La Peste, comme Sartre le lui reprochera, Giono, dont le roman est aussi publié après la Seconde Guerre mondiale, se garde de donner des leçons. Le Hussard est un roman d’aventures dont le héros affirme son énergie et sa liberté envers et contre tout. Et c’est aussi une histoire d’amour. L’amour et la liberté, que demander de plus pour nous revigorer ? Alors que la maladie se répand et que la mort rôde, la vie triomphe. C’est le moment de nous demander qui sont nos proches, avec qui nous allons traverser l’épreuve. Qui seront nos amis, nos alliés ? La métaphore de la guerre est inévitable. Même si elle est impropre, elle est employée par tout le monde, Emmanuel Macron comme Donald Trump. Chacun a besoin d’alliés. Qui sont celles et ceux dont le destin quotidien m’importe ? La peste de Camus, le choléra de Giono, ce sont des épreuves qu’il vaut mieux ne pas traverser seuls, mais en communion virtuelle ou spirituelle avec quelques-uns. Le Hussard comme La Peste, dans lesquels la figure d’un médecin incarne l’altruisme, montrent les limites de l’individualisme. Cette expérience nous transformera. Nous en sortirons différents, comme les personnages de ces romans. Et c’est maintenant qu’il faut penser à la manière dont nous changerons. Après, revenus à la vie ordinaire, ce sera trop tard.
Pensons encore à la guerre. Les médecins, infirmiers, brancardiers en ont toujours été les meilleurs témoins. Juste derrière la ligne de front, ils voient tout. Aujourd’hui, les soignants sont au front. C’est eux que l’on peut comparer à une armée combattant un ennemi sournois. Inutile toutefois d’en faire des rédempteurs thaumaturges. Mieux vaut leur fournir des masques et des respirateurs.
Et cette pandémie donnera sûrement des romans. Tout ce qui bouscule les habitudes fait du bien à la littérature. Une épidémie, comme une guerre, ramène à l’essentiel. Quand une épidémie frappe, fini le divertissement, au sens que Pascal lui donnait : tout ce qui me détourne de ma condition. Pour nos générations qui n’ont pas connu la guerre, l’épidémie est un douloureux rappel à la réalité : elle nous remet devant l’évidence de la mort. Car nous ne côtoyons plus la mort. Nous la dissimulons dans des hospices, nous la dénions tant que nous pouvons. Aujourd’hui, nous avons l’occasion de réfléchir à notre condition mortelle, occultée par le monde moderne. Que dis-je ? Nous y sommes contraints. Chacun de nous sera affecté dans le cercle de ses connaissances par des décès liés au virus.
Le remède contre tout mal, c’est le récit. Les hommes ont toujours su que le récit était la panacée universelle. Nous ne vivons pas vraiment un événement, quel qu’il soit, avant de l’avoir raconté, ni avant d’avoir lu les récits qui nous permettent de le raconter. A chacun de nous de trouver les romans, films ou séries qui l’aideront à vivre ce qu’il est en train de vivre, c’est-à-dire à le mettre en mots. Et à en parler aux enfants.
On peut aussi lire autre chose, de la poésie par exemple, ou des romans de la maladie. Je viens de reprendre La Montagne magique de Thomas Mann, lu il y a cinquante ans. Encore un roman du confinement, cette fois par la tuberculose. Cela se passe dans un sanatorium où les poumons respirent l’air pur et frais de la montagne, mais cet isolement est des plus sociables. On converse comme dans Le Décaméron de Boccace, où, durant la peste noire qui frappe Florence, sept filles et trois garçons se réfugient à la campagne à l’écart de la ville. Chaque jour, chacun doit raconter une histoire. Et on tombe amoureux. Pourquoi ne pas lire aussi Le Pavillon des cancéreux de Soljenitsyne, sur la maladie qui a remplacé pour nous la tuberculose ?
Et puis c’est l’occasion de se plonger enfin dans le roman de Proust, œuvre de confinement. « La vie est trop courte, et Proust est trop long », aurait dit Anatole France. Mais nous n’avons plus d’excuse.
Pr Antoine Compagnon
Chaire de Littérature française moderne et contemporaine : Histoire, critique, théorie