Imaginer la transition énergétique
S’inspirer de la photosynthèse pour recycler le dioxyde de carbone
L’un des enjeux majeurs du XXIe siècle est celui de l’énergie. Face à la limitation des combustibles fossiles (pétrole, gaz, charbon) et à la nécessité de limiter les émissions de gaz à effet de serre, tel que le dioxyde de carbone (CO2), notre siècle a pour défi le développement de sources d’énergie alternatives. La chimie joue déjà un rôle majeur dans cette révolution technologique. Interview de Victor Mougel, jeune chercheur en chimie des processus biologiques, dont les recherches mènent vers la possibilité de renouveler le CO2 en s’inspirant du processus de photosynthèse des plantes.
Vous êtes arrivé au Collège de France il y a un peu plus d’un an, où vous avez intégré les équipes du Pr Marc Fontecave, Chaire de Chimie des processus biologiques. Vous travaillez aujourd’hui sur un projet inédit de valorisation du CO2 s’inspirant du processus de photosynthèse des plantes. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
Victor Mougel : On sait que d’ici une centaine d’années, les ressources en pétrole auront largement diminué. Or aujourd’hui, c’est de cette énergie fossile facilement valorisable que provient la grande majorité des molécules carbonées dont est issue toute la chimie qui fait notre quotidien, des polymères – utiles dans la fabrication de matériaux durables, plastiques, matériaux d’isolation – jusqu’aux médicaments ! Il nous faut donc développer des sources de carbone alternatives au pétrole mais celles-ci sont peu nombreuses.
Notre idée ici est de se dire : à l’image de la nature avec la photosynthèse des plantes, est-ce qu’on ne pourrait pas utiliser le dioxyde de carbone comme une source de matériaux carbonés (et donc d’énergie) ? Il existe dans la nature plusieurs enzymes très efficaces pour transformer le dioxyde de carbone en molécules plus facilement valorisables. Dans une approche bio-inspirée, on s’inspire donc de ces enzymes pour essayer d’imiter leur site actif ce qui est très difficile. Une enzyme est un objet très compliqué qu’il est difficile de reproduire artificiellement. In fine, l’objectif sur lequel on travaille, c’est la création d’une machine, un électrolyseur ou cellule d’électrolyse, qui permette de faire cette transformation : le dioxyde de carbone entre d’un côté et, de l’autre côté, sortent des molécules valorisables : des hydrocarbures, des alcools et du dioxygène, utiles dans diverses industries et en médecine.
À quelles difficultés devez-vous faire face dans cette recherche ?
V.M. : Il y a deux types de difficulté : une difficulté scientifique et une difficulté matérielle. D’un point de vue scientifique, réduire le CO2 est un véritable défi pour les chimistes parce que le dioxyde de carbone est une molécule très stable et par conséquent difficilement transformable. Il faut donc arriver à dépasser cette stabilité et, pour cela, il faut que l’on fournisse de l’énergie au CO2. Pour schématiser, imaginez que la molécule que nous voulons obtenir est au sommet d’une montagne et que le CO2 est tout en bas. Si on veut arriver à une molécule carbonée réutilisable, il faut donc remonter la montagne : il faut fournir de l’énergie au dioxyde de carbone. C’est cette énergie-là que nous allons apporter d’un point de vue électrochimique, c’est-à-dire en fournissant un courant à une cellule d’électrolyse pour transformer le CO2.
D’un point de vue matériel, l’obstacle auquel nous faisons face est l’obtention de fonds pour pouvoir financer le développement de nos recherches. Ce sont des travaux onéreux car on a besoin de machines à la pointe de la technologie, des machines chères, et que les composés qu’on utilise sont relativement coûteux.
D’ailleurs, cette préoccupation des coûts se retrouve dans vos recherches où l’une de vos principales préoccupations est de développer un catalyseur qui soit efficace mais également peu coûteux…
V.M. : Oui, c’est un des gros challenges quand on parle de l’activation du CO2. Globalement, les quelques catalyseurs qui existent déjà font très souvent appel à des métaux nobles, c’est-à-dire du platine ou de l’or, qui sont des métaux extrêmement chers et aux ressources limitées. L’intérêt de s’inspirer d’enzymes naturelles, c’est justement qu’il n’y a aucune enzyme dans le monde vivant qui fonctionne avec du platine ou avec de l’or ! Les enzymes arrivent à faire ces transformations de manière très efficace uniquement avec des métaux qu’elles trouvent dans leur milieu de croissance. Un des gros challenges va donc être de réussir à développer des catalyseurs basés sur des métaux abondants que sont le fer, le cuivre, le zinc, le nickel… Notre objectif final, c’est de pouvoir découvrir un catalyseur efficace à base de métaux non nobles, abondants et peu chers, qui fonctionne avec une source d’énergie électrique la plus faible possible.
Concrètement, à quoi servira ce catalyseur ? Dans quel contexte interviendra-t-il ?
V.M. : Recycler le CO2 pour former des matériaux carbonés valorisables nécessite des sources de dioxyde de carbone importantes. On le sait, certaines industries rejettent localement d’importantes quantités de CO2, comme les usines de ciment ou encore les industries utilisant des procédés à haute température avec des fours. Aujourd’hui, ces entreprises payent une taxe carbone pour compenser ces rejets de dioxyde de carbone. Notre volonté c’est de faire en sorte que, sur ces sites, plutôt que de rejeter le dioxyde de carbone dans l’air ou de l’emprisonner, on le récupère et on le retransforme sur place avec une source d’énergie électrique, solaire notamment. Il s’agira donc d’un électrolyseur à grande échelle qui récupérera le dioxyde de carbone localement, le retransformera en molécules valorisables qui seront ensuite réinjectées sur le marché pour la fabrication de plastiques, de matériaux écoresponsables, de nouveaux isolants, ou pour toute la chimie pharmaceutique. Ce dispositif permettra d’avoir un cycle vertueux du dioxyde de carbone.
L’autre particularité de votre recherche, c’est qu’elle s’inscrit dans un projet plus large qui fait appel aux compétences des autres chaires de chimie du Collège de France et à l’expertise d’une startup, SPHERE, liée aux laboratoires du Pr Jean-Marie Tarascon, Chaire de Chimie du solide et de l’énergie. Que vous apportent ces collaborations et cette transversalité disciplinaire ?
V.M. : Elles sont indispensables ! Notre recherche s’inscrit en effet dans un projet très interdisciplinaire autour du défi de la réduction du CO2.. C’est un sujet qui se retrouve à l’interface des trois thématiques des chaires de chimie du Collège de France. C’est un vrai avantage d’avoir sur place des expertises complémentaires et la possibilité d’aller facilement interagir avec les autres équipes de l’Institut de chimie. Cette ouverture nous permet de gagner un temps considérable quand on fait face à un problème qui n’est pas directement dans notre domaine de compétences habituel. Cette collaboration se retrouve aussi au niveau des instruments : toute cette chimie nécessite des instruments extrêmement pointus mais surtout extrêmement coûteux. Un laboratoire seul ne pourrait pas couvrir les frais d’achat et d’entretien d’un énorme parc d’instruments très variés. L’avantage d’avoir différents groupes qui ont des thématiques différentes mais complémentaires est donc d’optimiser l’utilisation du matériel et d’avoir facilement accès à des instruments qui ne seraient autrement pas disponibles.
La startup SPHERE s’est développée autour de la chaire du Pr Tarascon pour créer des instruments de test et d’évaluation de performances de batteries. Très vite, on s’est rendu compte qu’ils avaient un savoir-faire qui correspondait à nos besoins. Grâce à eux, on a pu concevoir un prototype, une première cellule d’électrolyse, maintenant installée dans notre laboratoire, qui nous permet de réaliser complètement la transformation du CO2. C’est très important pour nous parce que, pour la première fois, on n’a pas uniquement développé de manière fondamentale le catalyseur mais on l’a vraiment mis en œuvre dans un objet qui nous permet de nous rendre compte d’un point de vue technologique – point de vue souvent négligé dans la recherche fondamentale – des erreurs de conception. Nous avons donc une sorte de boucle de rétroaction qui nous permet de revenir sur le design du catalyseur et de le rendre plus efficace.
Qu’est-ce qui vous motive dans ce travail ? Quel est votre moteur ? Cette recherche, est-ce pour vous une manière de vous engager au quotidien, de contribuer à la société ?
V.M. : Oui. Même si, en premier lieu, je parlerais de curiosité car, sans curiosité, il n’y aurait pas beaucoup de chercheurs qui souhaiteraient s’attaquer à des problèmes complexes sans savoir s’il y a une solution. Mais il y a clairement une envie d’apporter une réponse aux grands enjeux de la société grâce à mes compétences scientifiques. C’est là où je me dis que je peux agir pour essayer d’apporter une pierre à l’édifice. J’ai également la volonté de montrer que la chimie peut contribuer à rendre la société meilleure. Souvent, quand on parle de chimie, cela fait peur, on parle par exemple de « produits chimiques » de manière très péjorative. C’est quelque chose qui, quand on est chimiste, et encore plus quand on s’attaque à des projets comme celui-ci, est assez injuste. Mon objectif, c’est d’aller au-delà des idées préconçues et de démontrer aux gens que c’est une erreur de parler de chimie en termes négatifs car, sans chimie, il n’y aurait pas de vie ni de progrès technologiques.
Propos recueillis par Flavie Dubois-Mazeyrie