« Pourquoi des médiévistes ? » L’émotion patrimoniale suscitée par l’incendie partiel de la cathédrale Notre-Dame remet au goût du jour cette question posée par le Pr Patrick Boucheron, chaire Histoire des pouvoirs en Europe occidentale (XIIIe – XVIe siècle). Dans cet article, il propose un bilan de ses quatre premières années d’enseignement au Collège de France à l’épreuve d’un événement dont on peine encore à analyser toutes les implications.

En janvier 2019, lors du premier cours au Collège de France consacré à la notion d’expérience politique (« Les inventions du politique : expérimentations médiévales »), je posais la question « Pourquoi des médiévistes ? ». Je tentais d’y répondre ainsi : pour penser le problème de la modernité. Le penser, c’est-à-dire le déplacer, le dépayser, le contrarier. En obscurcir l’évidence, en compliquer la généalogie afin que l’on ne puisse plus écrire le mot de modernité autrement qu’au pluriel — c’est-à-dire à l’épreuve du monde. C’était l’un des enjeux du séminaire organisé en 2016 sous le titre : « Les expériences de la modernité : expériences historiographiques ». On le sait : une coupure franche entre Moyen Âge et temps modernes n’a plus cours parmi les historiens. Or l’interrogation sur la périodisation historique ne sert ici que d’amorce à une réflexion plus ambitieuse : en repoussant les fins du Moyen Âge, on espère décaler les termes de la modernité, c’est-à-dire inquiéter les mots d’un discours trop convenu sur l’avènement glorieux des temps modernes. Réévaluer les rationalités anciennes, les comparer avec celles qui nous semblent radicalement autres seulement parce qu’elles sont lointaines, ne sont pas les moins enthousiasmantes des tâches qui incombent à ce programme. Car les fins du Moyen Âge désignent aussi les finalités de son étude : il ne s’agit pas seulement d’entreprendre la généalogie du pouvoir symbolique mais bien de repérer, dans cette période du passé ainsi défini, les foyers d’inventivité et de créativité politiques qui demeurent toujours actifs pour la compréhension des sociétés contemporaines.

Le 15 avril 2019, l’incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris a provoqué ce que l’anthropologue Daniel Fabre appelle une « émotion patrimoniale » de portée mondiale, qui mettait justement à l’épreuve notre rapport politique au passé médiéval. Etre médiéviste face à ce grand récit envahissant consistait d’abord à rappeler que ce que l’on appelle médiéval est pour l’essentiel l’ombre portée du XIXe siècle sur le Moyen Âge — le meilleur exemple étant évidemment les gargouilles dont Michaël Camille a magnifiquement montré qu’on les prend pour les grimaces du Moyen Âge alors qu’elles figurent les monstres de la modernité haussmannienne. Peut-on aujourd’hui imaginer Notre-Dame de Paris sans le roman de Victor Hugo, et est-on bien certain de parler de Victor Hugo lui-même quand sa mémoire est recouverte par la pop culture globalisée ? L’invention des traditions est toujours plus récente qu’on le croit, et voici pourquoi il y a une continuation de la tradition qui, comme le dit Walter Benjamin, est une catastrophe. Notre-Dame n’existerait plus aujourd’hui si Viollet-Le-Duc ne l’avait pas réinventée, et c’est bien sa flèche qui est tombée. Voici pourquoi les appels à la reconstruction à l’identique ne font aujourd’hui que reconduire les illusions d’une identité confondue avec l’éternité du même.

Mais justement : il n’y a pas que la flèche de Viollet-Le-Duc à avoir péri dans les flammes du grand brasier de Notre-Dame. La magnifique charpente de l’édifice, datant du XIIIe siècle, a également disparu. Parmi le public, personne ne l’avait vue, et il apprit sans doute son existence en même temps que sa disparition. Il conviendrait d’ailleurs de préciser les choses : on ne devrait pas dire d’un objet qu’il date du XIIIe siècle, mais qu’il demeure depuis le XIIIe siècle. Venant d’un passé très ancien, il est notre contemporain. Voici donc ce que pourrait être le rôle des historiens médiévistes dans le rapport critique aux grands récits qui nous gouvernent, que j’ai tenté d’appeler, durant les deux années de cours que j’ai consacré aux rapports entre arts de gouverner et art de raconter (2016-2018), les « fictions politiques » : y reconnaître leur part ancienne, révéler ce qui demeure inaperçu tant qu’elle n’est pas découverte, c’est-à-dire exposée au danger.

Et si l’on voulait filer la métaphore, on pourrait dire ceci : ce qui architecture les sociétés contemporaines, ce qui les fait tenir, est quelque chose comme une charpente médiévale. Parce que cette structure est d’autant plus contraignante qu’elle demeure invisible, l’histoire qui consiste à la faire connaitre en l’exposant est un art d’émancipation. J’ai tenté de mettre à jour ces structures profondes dans différents travaux, notamment dans une enquête sur le gouvernement des modernes à partir de la mémoire d’Ambroise de Milan, qui a donné lieu à la première année de cours au Collège de France en 2016, dont une version profondément remaniée a été publiée dans un livre intitulé La trace et l’aura. Vies posthumes d’Ambroise de Milan (IVe-XVIe siècle) (Seuil, 2019). Cet ouvrage adopte une démarche archéologique de type foucaldien pour débusquer les origines liturgiques de la gouvernementalité contemporaine. Il serait en effet bien inconséquent de considérer que la théorie médiévale de l’office ne nous concerne plus, et que nous n’avons plus rien de commun avec une conception du pouvoir comme objet digne d’acclamation. Ainsi que le suggère le juriste et psychanalyste Pierre Legendre à partir des travaux d’Ernst Kantorowicz : « le Moyen Âge a énoncé la vérité anthropologique des fondements de la modernité européenne, c’est-à-dire posé avec précision, par des métaphores, la structure logique de l’identité, toujours en jeu dans les constructions institutionnelles combinant la mort, le pouvoir, la parole ».

Nous sommes là au cœur sans doute de nos propres hantises contemporaines : « la mort, le pouvoir, le parole ». La cathédrale est un monument du pouvoir, destiné à vaincre la mort par un certain usage de la parole. Car c’est ainsi, pour ma part, que je vois la charpente médiévale des sociétés contemporaines : elle ne renvoie pas seulement aux fondements obscurs de la théologie politique, mais à l’agencement rationnel d’un langage urbain, politique et inventif. Erwin Panofsky l’a montré dans ses analyses lumineuses sur l’analogie entre architecture gothique et pensée scolastique : la cathédrale est un système de butées et de contrebutées qui organisent l’affrontement des forces contraires, s’élève en s’allégeant et s’allège en s’éclaircissant. Elle ne s’explique que par sa contiguïté avec l’université et le grand chantier urbain. En ce sens, elle est une métaphore puissante de la capacité de la raison à stabiliser la mésentente et à inventer de nouvelles formes politiques. Tel est cet « autre Moyen Âge » que met à jour une enquête sur les pouvoirs du XIIIe au XVIe siècle : un foyer permanent de créativité, ouvrant le temps aux expériences historiques, et offrant à notre présent des ressources d’intelligibilité.

Pr Patrick Boucheron
Chaire Histoire des pouvoirs en Europe occidentale (XIIIe – XVIe siècle)

 

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