Claude Cohen-Tannoudji, prix Nobel de Physique en 1997 et professeur au Collège de France de 1973 à 2004, revient sur une importante découverte de la recherche fondamentale en physique : la compréhension des interactions entre matière et lumière, qui est à l’origine de grandes avancées scientifiques et de nombreuses applications telles que la spectroscopie, l’horloge atomique ou encore la fibre optique. Pour le Professeur, cet exemple montre combien les plus grandes avancées scientifiques sont imprévisibles et ne peuvent émerger sans un « climat de confiance et de liberté ». Il souligne également l’importance de la transmission du savoir des professeurs au travers des cours du Collège de France, un « stimulant extraordinaire », et le fait que la science est avant tout une « œuvre collective ».

actu-juin17-atome-Claude-Cohen-Tannoudji©P.Imbert

Comprendre les interactions électromagnétiques qui sont à l’origine de l’émission et de l’absorption de lumière par les atomes a toujours été une préoccupation essentielle de la physique et a débouché sur l’élaboration d’une nouvelle mécanique, la mécanique quantique, qui a transformé notre représentation du monde microscopique. L’étude, de plus en plus précise, de la lumière émise et absorbée par les atomes est devenue ainsi une source essentielle d’informations sur la structure et la dynamique de ces systèmes, sur les milieux dans lesquels ils sont plongés, parfois aux confins de notre univers.

Ce type d’études, que l’on appelle la spectroscopie, n’est cependant pas le seul champ d’application des interactions matière rayonnement. Une autre voie très féconde, ouverte au début des années 50 par Alfred Kastler et Jean Brossel, consiste à utiliser ces interactions pour agir sur les atomes, les « manipuler », contrôler leurs divers degrés de liberté. Ces deux physiciens ont ainsi inventé le « pompage optique » qui consiste à faire interagir les atomes avec de la lumière résonnante convenablement polarisée, pour polariser ces atomes, c’est-à-dire rendre tous leurs moments magnétiques parallèles à une même direction.

Quelques décennies plus tard, avec l’apparition des sources laser dans les laboratoires, une démarche analogue a été explorée, consistant à transférer à des atomes l’impulsion des photons d’un faisceau laser. La pression de radiation ainsi obtenue permet de contrôler et de réduire la vitesse des atomes et d’atteindre des températures extrêmement basses, près d’un milliard de fois plus basses que la température ambiante. Plusieurs configurations de faisceaux laser et de champs magnétiques ont été aussi imaginées pour réaliser des pièges pour atomes.

Les recherches fondamentales effectuées sur les atomes ultra-froids ont par ailleurs donné naissance à de nombreuses applications qui étaient au départ tout à fait inattendues. Comme ces atomes ont une vitesse très faible, ils peuvent être observés pendant un temps très long, ce qui augmente considérablement la précision des mesures pouvant être effectuées sur eux. Des horloges atomiques extrêmement précises ont pu ainsi être réalisées, pouvant garder la seconde sur trois milliards d’années. Une telle horloge devrait être installée prochainement dans la station spatiale internationale et permettra de synchroniser les horloges de tous les satellites du système GPS. Par ailleurs, la dualité onde-corpuscule de tous les objets quantiques entraîne qu’une onde, appelée « onde de de Broglie », est associée à tout atome, avec une longueur d’onde inversement proportionnelle à la vitesse. Comme cette vitesse est très faible, des grandes longueurs d’onde de de Broglie peuvent être obtenues, ouvrant la voie à la mise en évidence et à l’utilisation de nombreux effets physiques nouveaux liés à la nature ondulatoire des atomes : réalisation de gyromètres ultra-sensibles à ondes de matière, permettant de mesurer des vitesses de rotation très faibles ; réalisation de nouveaux états de la matière, appelés « condensats de Bose-Einstein ». Ces condensats apparaissant lorsque la densité d’atomes est suffisamment grande pour que les paquets d’ondes des divers atomes se recouvrent et interfèrent. On obtient ainsi une onde de matière géante ayant des propriétés remarquables de cohérence et superfluidité.

De nombreux autres exemples pourraient être donnés, montrant que les applications les plus importantes de la science sont en général imprédictibles et ne sont pas planifiables à l’avance. Elles apparaissent le plus souvent lors d’un progrès de nos connaissances qui, tout à coup, de manière discontinue, ouvre de nouvelles perspectives et fait apparaître de nouvelles possibilités qui étaient jusqu’ici insoupçonnées. La recherche est une entreprise de longue haleine, qui nécessite une vision à long terme, qui ne doit prendre en compte que des critères de qualité et d’originalité. Elle dépasse les clivages politiques et a besoin d’un climat de confiance et de liberté.

“L’acquisition du savoir n’est pas suffisante. Sa transmission est tout aussi essentielle.”

Un autre point important me paraît devoir être mentionné. L’acquisition du savoir n’est pas suffisante. Sa transmission est tout aussi essentielle. A quoi servirait-il d’étudier des phénomènes si ce n’est pour en dégager des idées générales, des principes essentiels qui permettront à leur tour de poser de nouvelles questions. J’ai toujours considéré que la meilleure manière de se familiariser avec un nouveau sujet était de l’enseigner. Un des événements les plus importants de ma carrière a été mon élection au Collège de France en 1973. J’ai occupé pendant trente ans la Chaire de Physique atomique et moléculaire. La perspective d’avoir à donner un cours nouveau tous les ans, avec une liberté totale de choix, sans aucune inscription ni délivrance de diplôme, a été pour moi un stimulant extraordinaire, me forçant à explorer sans cesse des nouveaux domaines, à me remettre constamment en question. Je suis certain que, sans l’effort requis pour traiter un sujet nouveau tous les ans, je n’aurais pas pu trouver l’inspiration me guidant vers des recherches permettant d’obtenir des résultats intéressants.

« La science est une œuvre collective. »

Il me semble enfin clair que la recherche n’est pas une aventure individuelle. Elle nécessite un environnement humain chaleureux et stimulant. J’ai eu la chance d’être initié à la recherche par deux physiciens exceptionnels, Alfred Kastler et Jean Brossel, qui ont dirigé mon travail de thèse et ont su me transmettre leur passion pour la recherche. Alfred Kastler a reçu le Prix Nobel de Physique en 1966 pour ses travaux sur le pompage optique. C’est dans la continuité de ces travaux que j’ai poursuivi, avec de nombreux étudiants de grand talent, mon activité de recherche qui m’a valu de recevoir moi même le Prix Nobel de Physique en 1997 pour ma contribution au refroidissement et au piégeage des atomes par des faisceaux laser. Quelle n’a pas été ma joie, en octobre 2012, d’apprendre que le Prix Nobel de Physique 2012 était décerné à Serge Haroche, qui avait été mon premier étudiant en thèse. Ainsi, le savoir que j’avais reçu d’Alfred Kastler, j’avais été capable de le développer et de le  transmettre à mes élèves. La science est une œuvre collective, chaque génération recevant et enrichissant le savoir reçu de la génération précédente et le transmettant à la génération suivante.

Pr Claude Cohen-Tannoudji
Chaire Physique atomique et moléculaire (1973-2004)
Prix Nobel de Physique 1997